Fragments d'Innsmouth 5a et 5

 

Depuis combien de temps le son avait-il envahi les pensées de Catherine ? À vrai dire, elle le savait avec précision. C'était depuis ses premières règles ou plutôt depuis qu'elle avait senti une douleur sourde envahir son ventre, précédant l'écoulement d'environ une journée.

Elle n'avait été ni surprise, ni effrayée par le phénomène. Quand sa tante et son père lui en avaient parlé, ils avaient présenté la chose avec beaucoup de simplicité et elle avait pu par la suite agonir de questions une amie de ses grands-parents, gynécologue de son état. Toutefois, nul ne lui avait parlé du son de cloches, de l'étrange glas résonnant dans le rugissement des vagues qui envahissait sa tête, de l'impression d'entendre le fracas des flots à l'intérieur-même de celle-ci.

Une fois encore, elle avait eu droit à un véritable marathon médical. L'hypothèse des acouphènes ayant été écartée, d'autres furent explorées, sans résultat. Un jour avant ses règles, le son l'envahissait avant de diminuer, de s'éloigner peu à peu tandis qu'elles s'achevaient. Pourtant, il était toujours là, comme une tâche d'arrière-plan sur un ordinateur, comme un cheval de Troie entré en elle sous une apparence trompeuse et prêt à y déverser ses troupes à tout instant. Il poursuivait ainsi son action dans les méandres de son cerveau : pas réellement présent, jamais vraiment absent, l'empêchant de penser, de se concentrer, de jouer...

Ses résultats scolaires s'étaient effondrés, le peu d'amis qui lui restait semblait s'éloigner d'elle et elle ne faisait rien, partie à la dérive comme un navire sans capitaine ni matelots. Depuis six mois, elle se laissait gagner par une inertie totale tandis que son rêve se faisait toujours plus puissant, toujours plus fascinant et semblait envahir ses heures de veille. Le contenu n'en avait pas vraiment changé mais elle distinguait de mieux en mieux les étranges caractères qui ornaient les murs qui semblaient muter dès qu'elle cessait de les fixer. Les sons s'étaient faits plus forts, plus clairs et ses journées passaient dans un murmure permanent parfois couvert par le timbre de la cloche dont la richesse harmonique broyait ses facultés.

Enfin, une nuit, alors qu'elle s'était couchée sans même songer à prier et s'était abandonnée à ce rêve qui était devenu le seul événement de sa vie, elle sentit le froid de l'eau, entendit rugir des courants porteurs de murmures innombrables et la cloche qui se mettait à sonner... À sonner ? Soudain, le son s'était transformé en un « Mihh ! » aigu et répétitif.

Elle redressa la tête tandis que sa main partait en quête de l'interrupteur de sa lampe de chevet. Quand la lumière s'alluma enfin, elle cessa de bouger pour contempler les deux grands yeux dorés aux pupilles dilatées qui la scrutaient. Debout sur sa poitrine, une minuscule boule de poils tout ébouriffée la regardait en ronronnant.

-Mihh, fit-elle à nouveau.

-Qu'est-ce que tu fais là, toi ?

Doucement, elle avança sa main vers la tête de l'inconnu qui se cambra aussitôt pour se glisser doucement sous elle tandis que le ronronnement s'accentuait. Après quelques caresses, Catherine ne put s'empêcher de passer sa main sous lui pour le soulever tandis qu'elle se redressait tout à fait avant de le reposer dans son giron. Il était si petit, si fragile !

-Mihh, fit-il encore.

-On dirait que tu manque un peu de coffre ! Où est passé le « Aouh » ?

-Mihh !

En riant à moitié, Catherine continua à caresser l'animal avant de tourner sa tête en tout sens. Le son avait disparu ! Dans ses oreilles, elle entendait avec délectation le silence de la nuit rythmé par le ronronnement du petit être qui s'était glissé près d'elle, mais comment ? L'immensité de son soulagement témoignait de la profondeur de l'abîme dans lequel elle s'était crue perdue.

Attendrait-elle jusqu'au matin ? N'écoutant que sa joie, elle se leva, serrant le petit chat contre elle, puis alla frapper à la porte de la chambre de son père.

-Hein ? Qu'est-ce que c'est ?

-C'est moi, papa. Il faut que je te parle !

-C'est bon, tu peux entrer.

Son père, échevelé, était assis sur son lit quand elle passa la porte. Elle se planta à un mètre de lui, incapable d'émettre le moindre son. Chassant les dernières brumes du sommeil, Bruno vit que sa fille pleurait et riait à la fois.

-Qu'y a-t-il, ma puce ? Et que fait cet étranger chez nous au beau milieu de la nuit ?

-Je... Il... Quand je me suis réveillée, il était là, dans ma chambre.

-Et tu n'as pas pu attendre le matin pour me le présenter ?

-Non, papa, ce n'est pas ça, enfin pas seulement. C'est le bruit !

-Quoi, le bruit ?

-Il est parti ! Parti ! Parti !

-Mon Dieu...

Bruno se leva et prit sa fille dans ses bras, n’apaisant sa fougue que pour épargner son minuscule ami et ils restèrent là, enlacés. Peu à peu, Catherine cessa de pleurer et Bruno se rassit, trop joyeux pour trouver les mots qu'il aurait voulu prononcer. Il assit sa fille à côté de lui et la serra à nouveau comme s'il avait peur qu'elle disparût.

-Raconte-moi.

Tandis qu’elle s'exécutait, il reprenait peu à peu ses esprits. Il n'y comprenait rien mais une logique imperturbable lui permit d'accepter un fait évident : la cause du mieux-être de sa fille était l'arrivée du chaton. Là où les professionnels les plus compétents qu'il avait trouvés avaient échoué, le petit animal avait réussi. Mais comment ? Il scruta son minuscule collègue qui, pour l'heure, était entré en guerre contre un fil du t-shirt de Catherine à grands coups de griffes et de crocs. Que faisait-il là ? Ils s'interrogèrent mais ne trouvèrent aucune explication à sa présence. Lorsqu'il évoqua la possibilité de chercher ses éventuels propriétaires, il vit le visage de sa fille se défaire et faillit se gifler, atterré par sa propre imbécillité.

-Bon, nous reparlerons de tout ça demain. D'ici là, retourne te coucher.

-Je peux le prendre avec moi ?

Il envisagea un instant de lui dire non, au nom du bon sens, de la prudence, du principe de précaution...

-Bien sûr, ma douce.

Comme elle se préparait à sortir, il lui demanda :

-Au fait, il a un nom ?

Elle se retourna, les yeux brillants.

-Call him Ishmael !

-Dans ce cas, bienvenue, Ishmael, et bonne nuit à tous deux.

Il se recoucha et fixa le plafond, perdu dans ses pensées. Une minuscule larme perla au coin de l'un de ses yeux, courut le long de sa tempe et se perdit dans ses cheveux. Oui, cette nuit serait bonne. Pour la première fois depuis bien longtemps, il se sentait heureux.

Malgré toutes leurs recherches et à leur grand soulagement, ils ne trouvèrent aucun indice sur la provenance d'Ishmael. Apparemment, personne dans les environs ne possédait de chat roux et aucune femelle n'avait mis bas récemment. Après un bref passage chez le vétérinaire, le chaton devint officiellement membre de la maison Morert en tant que chevalier protecteur des nuits de Catherine, qui continua pourtant à voir Sylvie Chaillet durant quelques temps.

Le mystère de son arrivée dans la chambre de la jeune fille resta entier et, lorsqu'il y pensait, Bruno évitait de trop s'interroger : il fallait accepter les bénédictions de bonne foi lorsqu'elles se présentaient à votre porte.



-Je vois que tu as remonté la pente. C'est bien.

Catherine eut un sourire timide mais préféra se taire, ne sachant pas précisément à quoi le docteur Chaillet faisait allusion.

-Tout se passe bien en classe ?

-Oui...

-Tu n'as pas l'air très convaincue.

-Eh bien, ils ne me trouvent plus tellement bizarre mais je crois que je vais avoir du mal à me débarrasser entièrement de cette étiquette.

-Pourquoi cela ?

-D'abord, je ne m'intéresse pas à la télé. Ensuite, je n'aime pas la pop ni le rap ni même les chansons d'amour. Et puis, je n'ai pas eu une note en dessous de 18 depuis trois mois.

-Tu ne crois pas que tu pourrais faire un effort ?

-J'y ai bien pensé mais ça me paraît tellement facile ! Je n'arrive pas à me taire quand je connais la réponse.

-Allons, tu sais très bien de quoi je veux parler.

-J'ai bien essayé mais je m'ennuie. Les séries sont nulles et je suis sûre que les scénaristes le font exprès. Et je n'aime pas les chansons. La plupart sont vides et les meilleures sont des ouvertures très répétitives qui s'arrêtent trop vite ou ne vont nulle part.

-Tu écoutes quoi, en ce moment ?

-Bach, les Variations Goldberg. J’essaie de les jouer aussi mais j'ai vraiment beaucoup perdu pendant... Enfin, vous savez quand. D'ailleurs, c'est étrange quand on y pense. Chez Bach non plus il n'y a rien d'inattendu, mais chez lui c'est bien. Vous savez pourquoi ?

Un peu dépassée, la psychiatre préféra changer de sujet plutôt que de se laisser entraîner sur une voie de traverse par son astucieuse patiente.

-Et tes rêves ? Tiens-tu un journal comme je te l'avais suggéré ?

-Oui... Tout en répondant, Catherine avait extrait de son sac quelques feuilles volantes réunies par un trombone.

-Tenez.

-Merci. Veux-tu m'en parler un peu ?

-Je ne vois pas trop quoi dire. Ils sont étranges mais ils me font plutôt du bien. En tout cas, ils sont bien mieux que les autres. Et puis, j'y rencontre plein de gens intéressants, je vois des choses dont je me demande bien d'où j'ai pu les tirer. J'avoue que j'aimerais bien que le navire atterrisse quelque part parce que j'ai envie de rencontrer des habitants des rêves, surtout des enfants. Les adultes de là-bas sont gentils mais c'est un peu dur de se faire des amis adultes.

-Est-ce qu'au moins tu t'es fait des amis dans la vraie vie ?

-Oui. J'aime bien Julie. Elle est dans une autre classe mais elle fait de l'alto alors on se voit souvent. Et puis il y a Luc. Il m'a battue en maths mais je l'aime bien.

-Il te plaît ?

-Oui, il sait plein de choses sur les Égyptiens et il adore en parler. Il essaie même d'apprendre à lire les hiéroglyphes !

-Je vois... Pas de garçon en vue ? Allons, tu dois bien avoir des préférences ?

-Ça ne m'intéresse pas. Quand j'entends les autres filles de la classe en parler, j'ai l'impression d'avoir allumé la télé et ça me fait bailler. Hier, il y en avait deux derrière moi en Allemand. Elles ont passé toute l'heure à se demander si un texto écrit avec les pieds voulait dire « Oui, oui. » ou « Oui, peut-être. » !

-Tu ne crois pas que c'est normal ? C'est de ton âge après tout, non ?

Catherine écarquilla les yeux.

-Alors c'est ça, être normale ? C'est ça que vous voulez que je fasse ?

-Pas « ça » si cela ne te plaît pas. Cela viendra en son temps mais tu devrais essayer de t'intéresser davantage aux autres.

Cet entretien laissa Catherine pensive. Elle avait parfois l'impression que tout était facile pour les autres, comme s'ils connaissaient un secret, une formule magique pour être à l'aise, pour savoir quoi faire et quoi dire en toute circonstance, pour vivre tout simplement. Alors qu'elle-même n'avait que des questions, ils semblaient connaître toutes les réponses. Celles qu'ils voulaient connaître, en tout cas.

Comme elle avait plus d'une heure d'attente à Remiremont, elle déambula dans les rues et ses pas l’entraînèrent vers le vieux cloître. Peu à peu, elle se laissa gagner par l'atmosphère paisible de la petite ville tout en admirant les façades des maisons bourgeoises datant sans doute du dix-neuvième ou du début de vingtième siècle.

Dans l’église, elle se signa dès l'entrée et entendit des touristes américains qui devisaient à voix basse tout en admirant l'édifice. Ils n'avaient pas tout à fait le même accent que sa mère mais elle aurait parié qu'ils venaient de la côte est, comme elle, et même peut-être du Massachusetts.

Sans plus s'attarder, elle alla à pas lents vers la vierge médiévale qui se trouvait à droite de l'autel et contempla la statue en se recueillant. L'heureuse simplicité de cette statuette en bois la fascinait mais ce jour-là, elle pensa surtout à sa mère qu'elle ne verrait jamais plus. Elle alluma un cierge en pensant à elle et pria pour l'apaisement de la douleur de tous ceux qui connaissent la souffrance du deuil, songeant plus particulièrement à son père.

Elle était tranquille et apaisée lorsqu'elle quitta l'église pour se rendre à la gare où elle prit le car TER qui devait la ramener vers la vallée de la Tille.


Table des matières

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Table des matières

Fragments d'Innsmouth 11 (26)