Fragments d'Innsmouth 11 (26)

 

Après avoir fait demi-tour, Catherine s'arrêta pour se rafraîchir à Étiamble, le petit village qui se trouvait à l'entrée de la vallée. Ayant quelque peu retrouvé son calme, elle appela Marc Esperandieu qui lui dit que le site avait été visité durant la nuit précédente et que l'on avait visiblement essayé de s'emparer de l'étrange chapiteau de la colonne pyramidale. Quant aux écologistes, ils étaient arrivés vers dix heures du matin et avaient tenté de molester le professeur Leduc, qui gardait quelques ecchymoses en souvenir de cette rencontre. Bref, le site était à présent gardé par des gendarmes mais le travail n'y avait pas repris car Green Eons disposait de solides appuis politiques.

-Apparemment, le préfet voulait nous abandonner à notre sort mais n'a pas voulu se fendre de l'ordre écrit que lui demandait le capitaine de la gendarmerie. Voilà où nous en sommes.

-Mais c'est du pur délire !

-Non, de la politique. D'accord, ce n'est pas très rationnel mais ça obéit tout de même à une certaine logique.

-Et qu'est-ce que je fais, moi ?

-Si tu veux mon avis, reste chez ton père en attendant d'y voir plus clair. Je ne voudrais pas paraître rabat-joie mais Pierre pense qu'on va peut-être devoir fermer le chantier.

-Tu plaisantes ?

-J'aimerais bien, mais Green Eons brasse beaucoup d'argent et a des sympathisants hauts placés. En plus, ils font du lobbying dans les deux assemblées ainsi qu'à Strasbourg, Bruxelles et même Genève et New York, ce qui n'est pas notre cas.

Dès qu'elle fut rentrée, Catherine tapa « Green Eons » sur un moteur de recherches. Page après page, elle parcourut la description d'une vaste organisation dont les dirigeants se déplaçaient constamment dans un paquebot navigant dans les eaux internationales et dont les affiliés, bien que relativement peu nombreux, se manifestaient sans cesse, y compris par des moyens violents. L'organisation avait d'ailleurs été interdite sur le territoire américain durant des mois en raison d'acte terroristes. Ils avaient saboté des oléoducs, endommagé des usines, brûlé des cultures transgéniques, agressé des chercheurs. Même si elle devait admettre qu'elle était assez d'accord avec eux sur quelques points, elle fut sidérée par la violence des discours de certains militants :

« L'espèce humaine doit disparaître afin que cessent ses crimes contre Notre Mère la Terre. Grâce au transhumanisme, nous pourrons bientôt modifier l'être humain qui pourra ainsi vivre en paix au cœur de la Nature dans le respect de son environnement mais, d'ici là, nous devons lutter de toutes nos forces contre les atrocités perpétrées par l'homme blanc capitaliste et colonisateur. »

« Le mâle, par sa science et sa technique machistes et dénuées de toute compassion, a signé son propre arrêt de mort. Toutefois, il a tout de même servi, grâce à l'invention de la génétique, à donner aux femmes les moyens de se reproduire entre elles, permettant ainsi son éradication. »

« à l'holocauste nucléaire, nous devons préférer l'apocalypse virale qui préservera la faune et la flore tout en éliminant la barbarie humaine. »

Et ainsi de suite... Des centaines de pages de haine semblaient se succéder sans fin mais les deux mots les plus souvent utilisés étaient sans doute amour et compassion.

Dégoûtée des ces absurdités, Catherine éteignit son ordinateur puis descendit au salon pour choisir un livre. Quand son père revint, il la trouva en train de lire le recueil Vents de Saint John Perse avec Ishmael endormi sur ses genoux.

Tandis que Bruno buvait un verre de thé glacé, Catherine lui raconta son étrange journée. Quand elle en arriva aux manifestants, elle vit les traits de son père se durcir.

-Je savais que tu te concentrais sur tes études et tes recherches, mais à ce point ! Vraiment, tu ne savais rien de Green Eons ?

-Peut-être que si, mais je n'y avais jamais vraiment prêté attention. Pour moi, c'était un mouvement politique comme les autres.

-Pas tout à fait comme les autres, tu as dû t'en rendre compte. Entre autres, ils militent pour un examen génétique systématique, un permis de procréer et un contrôle des embryons afin de décider lesquels ont le droit de naître, tout cela au nom du bien, comme tu peux l'imaginer. J'en ai entendu un qui expliquait gravement qu'il pourrait être judicieux de stériliser ceux qu'il nommait les impasses génétiques.

-Mais enfin, ce n'est jamais qu'un groupuscule ! Et il y a des lois !

-Tu oublies qui les rédige, ces lois. Ton groupuscule dispose de navires, de bâtiments dans tous les lieux de décision, de centaines de membres actifs, de milliers de sympathisants et surtout de beaucoup, beaucoup d'argent. Bonnet... Tu te souviens de lui ? L'informaticien ? Il m'a montré leur réseau sur le web et leurs activités de noyautage. Je peux te dire qu'ils ne s'ennuient pas. En plus, certains ont pas mal d'argent à dépenser pour les soutenir et faire au passage un peu de « green washing », si tu connais l'expression. Les lobbys qu’ils entretiennent dans tous les pays développés sont devenus des clubs pour riches désœuvrés qui vont ensuite porter la bonne parole un peu partout dans les salons. Leur interdiction aux USA n'a duré que trois semaines en réalité et ça a provoqué un tel scandale que tout le monde se méfie, maintenant, d'autant que personne ne comprend comment ils s'en sont sortis.

-Et ici ?

-Ici, ils sont vraiment puissants. Ils surfent sur la vague du développement durable, ce superbe oxymore qui a tout envahi. Ils ont des invités professionnels qui vont de plateau de radio en plateau de télé, des influenceurs qui promeuvent leurs idées auprès des gosses, des journalistes qui ne jurent que par eux. En plus, leur côté activiste séduit pas mal de paumés en quête du grand frisson de l'action. Je ne voudrais pas t'inquiéter mais... Si, en fait, c'est exactement ce que je veux faire. Ils sont dangereux, Catherine. Ce n'est pas comme l'écolo standard qui veut juste un bureau à Strasbourg ou à Bruxelles. Quand ils désignent quelqu'un comme un ennemi de leur mère la terre, ils n'hésitent pas. Et ils ne font pas un seul jour de prison, contrairement à d'autres qui ne s'en sont pris à personne. Tu dois faire très attention s'ils t'ont dans leur collimateur. J'en parlerai à quelques amis.

-Tu ne crois pas que tu vas un peu loin ?

-Il y a quelques jours, ils ont défoncé la devanture d'une librairie au Mans, molesté des clients, dévasté des rayons. Leur garde à vue a duré quatre heures, paraît-il, et on est en train d'enquêter sur le libraire qui les aurait « provoqués », selon les dires de la presse. C'est à eux que tu as à faire, Catherine. Que crois-tu que te voulait cette femme ? Te donner un collier de fleurs ?

Le dîner fut silencieux jusqu'à ce que Bruno perdît sa mine sévère. Après le repas, il se mit au piano pour étudier une transcription d'une fugue de Bach tandis que Catherine se plongeait à nouveau dans l'étude des œuvres d’Étienne Verrier.

-Ça alors, tu ne devineras jamais !

-Quoi ?

-Et bien, il évoque les moyens mathématiques pour ouvrir des portes vers d'autres mondes et les procédés qu'il faut employer pour cela. Devine un peu de quoi il parle dans la page que je viens de lire ?

-De musique, j'imagine.

-Hein ? Comment as-tu deviné ?

-Tu m'en parle alors que je joue. En plus, tu évoques les mathématiques. Ergo, la musique.

-Quel est le rapport ?

-On ne t'a rien appris, à l'école ? La musique, c'est des maths appliquées. Pourquoi crois-tu que les anciens la rangeaient dans le quadrivium ? Elle a été longtemps considérée comme une science et vu que ton bonhomme s'intéressait à Euclide, Pythagore et aux autres philosophes antiques, il est tout naturel qu'il ait pensé à la musique. Je ne l'affirmerais pas mais il me semble avoir lu quelques part que les grecs avaient été les premiers à trouver un moyen de bien indiquer les notes qu'il jouaient. Je crois que c'est une histoire de longueur de tuyaux, comme sur un orgue : telle longueur, telle note. Ils cherchaient déjà l’exactitude, comme tu le vois.

-Mais c'est juste des théories scientifiques ou ils pratiquaient, comment dire... une sorte de magie musicale ?

-Bon, je sais bien que tu es avant tout une littéraire, mais tout de même ! D'abord, ce ne sont pas des théories. Une chose vérifiée dans la pratique n'est pas une théorie : cela s'appelle un fait. Si tu lâches un stylo quelque part sur cette planète, il tombe, avec ou sans théorie de la gravitation. Maintenant, pour ce qui est de la magie, je n'y connais absolument rien. Mais si je te parle d'harmonie des sphères, cela te dit quelque chose ? Ça nous vient de Pythagore. On ne sait pas vraiment ce qu'il enseignait puisqu'il dirigeait une école initiatique et que ses membres ont plutôt bien respecté leur vœu de silence, mais pour lui la notion d'harmonie était importante et il semble avoir beaucoup travaillé sur la musique et ses rapports avec les mathématiques. Les accords, les écarts, les proportions, ce genre de choses. Pour faire bref, tu choisis arbitrairement ta première note, comme notre « la » 440 : ce qui compte, ensuite, c'est l'écart entre les notes. Si tu changes de « la » mais que tu gardes les mêmes écarts entre les notes, les accords restent les mêmes et ta musique sonne juste. Différente, mais juste. Si cela t'intéresse, tu n'as qu' à tester la chose sur ton crincrin ou écouter un orchestre baroque. Le « la » est à 410, je crois, mais tout va bien puisque tout le reste a changé aussi en respectant les proportions. D'une certaine façon, on peut dire que la musique fait des maths et que les maths font de la musique. On pourrait en dire autant à propos de la physique. En tout cas, c'est ce que j'ai compris. Mais je crois que je vais cesser de pérorer parce que j'imagine que je me suis égaré en chemin. Toujours est-il que la musique est sans doute le plus scientifique de tous les arts mais que si tu mets trop de maths dans ta musique, tu obtiens quelque chose d'inintéressant. Je crois que la limite, c'est Bach qui l'a montrée ; ce n'est peut-être pas pour rien qu'il est le compositeur préféré de bien des chercheurs.

-Bon, je te concède que tu as péroré et que tu t'es égaré, dit Catherine en riant devant la mine scandalisée de son père, mais je ne vois pas bien le rapport de tout ça avec des pentacles et des cercles magiques, ou encore des angles bizarres.

-Pour ça, tu ferais mieux de t'adresser à un spécialiste. Moi, tout ce que je peux en dire, c'est que tout ce qui peut être exprimé par des nombres peut être exprimé par des sons. Je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas jouer un triangle ou une ellipse. Pour en faire quelque chose d'écoutable, il faudrait sans doute du génie, mais c'est faisable. Maintenant, il faudrait savoir comment s'y prenait ton auteur.

-Tu veux dire que je pourrais jouer un rectangle au violon ?

-Pourquoi pas, du moment que tu définis un ensemble de règles au préalable ? Mais au fait, puisque tu parles de violon, cela fait longtemps que je n'ai pas eu le plaisir de t'entendre jouer...

Tandis que sa fille allait chercher son instrument, Bruno prit le livre d’Étienne Verrier et tenta d'en lire quelques lignes. En constatant qu'il parvenait à peine à déchiffrer le latin de l'auteur, il ressentit une bouffée de fierté s'épanouir en lui. Sa fille comprenait cela et pouvait en discuter avec les plus grands chercheurs à armes égales.

-Tu vois, chérie, je ne m'en suis pas si mal sorti, après tout, murmura-t-il à la nuit.



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