Fragments d'Innsmouth 1 et 1a

Tandis que la voiture ralentissait sa course pour aborder la longue courbe menant à l'aire de repos, Catherine sentait son agitation croître. Son envie était à présent si aiguë qu'elle en était devenue presque douloureuse.

-Vas-y, ma puce, dit son père tout en mettant la voiture à l'arrêt.

Elle s'éjecta hors du véhicule et se précipita vers les toilettes avant d'aviser le panneau « Fermées pour entretien » qui ornait la porte. Atterrée, elle dansa d'un pied sur l'autre avant de se retourner vers la voiture que son père était en train de garer un peu plus loin.

Quelques instants plus tard, elle se tenait devant lui et lui expliquait le drame qu'elle était en train de vivre. Il sourit en réponse puis lui tendit un rouleau de papier-toilette tout en lui indiquant du menton les buissons touffus qui bordaient l'aire.

-Ne t'inquiète pas. Je monte la garde.

En sortant de l'abri des fourrés, Catherine se sentait si bien qu'elle abandonna l'humeur maussade qui l'avait habitée jusque là. Elle rejoignit son père qui l'attendait sur un banc et s'assit à côté de lui.

Elle aspira à pleins poumons l'air pur et frais qui semblait venir tout droit du cœur de la forêt qui encadrait la voie rapide, chargé de l'odeur vive des épineux dont le vert profond tranchait avec celui plus clair des feuillus. Son regard s'attarda un instant sur les herbes folles qui bordaient la route, émaillées ça et là de massifs de fleurs sauvages puis s'attarda sur la frontière que formait l'orée des bois.

-Papa ?

-Hmm ? Oui... Je te prie de m'excuser, j'étais perdu dans mes pensées.

-C'est ce que je vois. Quel sacré gardien tu fais !

-Toujours.

Elle prit la main de son père et la serra dans la sienne. Il lui adressa un pauvre sourire qui n'était que l'ombre de sa joie de vivre habituelle mais qui s'éclaircit peu à peu tandis qu'il contemplait sa fille.

-Quelle sacrée gardienne tu fais !

-Toujours.

Ils restèrent là, assis, silencieux, partageant le sentiment d'une paix retrouvée, d'abord timide puis de plus en plus affirmée tandis que les ombres s'allongeaient autour d'eux.

Le charme fut rompu par l'arrivée d'un monospace qui se gara à quelques mètres de leur voiture. D'un commun accord, ils se levèrent pour reprendre place dans celle-ci. Bruno Morert tourna la clef de contact. Rien. Il recommença. Silence absolu. Agacé, il tapota le volant.

-Que se passe t-il ?

-Une panne. Une vraie.

-Comment le sais-tu ?

-Quand une voiture tousse, tu peux peut-être la démarrer. Quand elle ne fait rien, c'est une toute autre histoire. Enfin, je crois. Ergo, nous avons un problème.

-Lequel ?

-J'ai une tête à savoir ça, franchement ? Si un truc, un bidule ou un machin est débranché, je devrais pouvoir me débrouiller.

Tout en finissant sa phrase, il avait commandé l'ouverture du capot. Catherine sortit de l'habitacle en même temps que lui puis le regarda s'affairer, un manuel technique à la main.

Comme il trifouillait le moteur d'un air gauche, le conducteur du monospace se dirigea vers eux, un sourire aux lèvres.

-Un problème ?

-J'imagine que oui, mais quant à savoir lequel …

-Vous voulez un coup de main ?

Bruno Morert tendit sa main tout en les présentant.

-Moi, c'est Sébastien Granger. Au cas où ça vous intéresserait, je suis garagiste.

Catherine les abandonna au rituel des présentations pour s'intéresser à la famille qui accompagnait l'homme et vit une femme d'une trentaine d'année en compagnie de deux jeunes enfants ; elle les surveillait tandis qu'ils se poursuivaient autour des toilettes hors d'usage.

-Chérie, viens voir ! C'est le nouveau médecin de Chênesay !

Après une brève discussion, l'homme se pencha vers le moteur de la voiture tandis que la femme et Bruno devisaient en regardant les petits jouer.

-Viens donc, Catherine, dit son père.

Tendue, la jeune fille s'approcha et participa tant bien que mal à la conversation. Les Granger rentraient de Belgique où ils étaient allés se joindre à une fête de famille. Quand ils apprirent que Bruno était vosgien d'origine, ils commencèrent à faire le tour de leurs connaissances communes. Catherine, quant à elle, laissait voguer ses pensées tout en s'imprégnant de la majesté des grands arbres sur lesquels la nuit tombait peu à peu. Elle ne revint pleinement à elle-même qu'en voyant l'homme garer son monospace devant la voiture avant de relier les vis qui sortaient des batteries avec des câbles. Quand son père mit le contact, le véhicule démarra aussitôt et les adieux furent un peu précipités par l'obscurité qui montait.

-On devrait arriver dans environ trois quarts d'heure, dit son père tandis qu'ils approchaient de Remiremont.

Peu après la sortie de la ville, il ralentit et jeta un coup d’œil aux alentours, visiblement perplexe :

-J'ai dû me tromper au dernier rond-point, sinon nous aurions déjà atteint le calvaire. Tu t'en souviens ?

Catherine sortit de sa rêverie et ses traits s'animèrent.

-Oui, celui du quinzième siècle, avec en dessous une petite statue de la Vierge, n'est-ce pas ?

-Celui-là, oui, dit son père tout en dirigeant le véhicule vers l'entrée d'un chemin qui s'enfonçait dans la forêt pour y faire demi-tour.

Quand ils revinrent au rond-point, Catherine scruta les pancartes avant de s'écrier :

-C'est là ! Tourne !

Un tour plus tard, la voiture prit l'embranchement signalé par un panneau qui portait l’inscription «  Chênesay-15 km ». Quand elle atteignit le calvaire, Bruno Morert ralentit et s'arrêta doucement en face du monument éclairé par les phares. Il ouvrit sa portière en invitant sa fille à faire de même et marcha jusqu'au petit édifice. Tous deux se signèrent en s'approchant.

Au pied du calvaire se trouvait un socle de pierres taillées portant une petite niche dans laquelle on voyait une statue de la Sainte Vierge ; elle était protégée par une grille de fer forgé ajoutée sans doute au début du vingtième siècle par un ferronnier d'art qui connaissait son métier. Comme la croix qui surmontait le calvaire, la statuette avait été sculptée non pas d'une manière grossière mais bien plutôt naïve. Il se dégageait de l'ensemble une impression de douceur et de nostalgie ; chacun des coups de ciseau qui avait taillé ces formes dans la pierre semblait clamer « Ici est ma maison. » La mère de Catherine était tombée amoureuse de ces statues dès le premier regard et elle avait même tenu à déposer des fleurs près d'elles lors de sa seconde et dernière visite dans ces lieux.

C'était à tout cela que songeait Catherine en se rapprochant de son père pour prendre sa main. Il l'attira contre lui et ils restèrent là, silencieux, respirant doucement l'air nocturne tandis que leurs joues se couvraient de larmes.

Ils continuèrent à se taire jusqu'à leur arrivée dans leur nouvelle maison.

-Laisse tout ça. Nous nous en occuperons demain matin.

-Non ; j'ai besoin du sac vert. Tu sais où il est ?

Après une fouille en règle de l'arrière du véhicule, Bruno embrassa du regard l'énorme pile de bagages amoncelés sur le sol.

-Bon. Satisfaite ? Autant s'y mettre tout de suite, vu que deux bons tiers du contenu sont déjà dehors.

Sa fille éclata d'un petit rire moqueur en serrant contre elle le fameux sac puis se dépêcha d'aller ouvrir la porte tandis que son père se saisissait de deux valises imposantes. Ils se hâtèrent de déposer les bagages dans le vestibule puis mirent la bouilloire à chauffer pour préparer une tisane. Tandis qu’elle infusait, ils continuèrent à décharger la voiture avant de s'installer dans deux fauteuils du salon qui faisaient face à la cheminée éteinte. Quand ils eurent fini leurs tasses et mangé un peu de pain accompagné de fromage, Catherine fit la vaisselle tandis que son père montait leurs effets personnels dans leurs chambres respectives. Elle le rejoignit à l'étage, s'amusant à ralentir le pas sur quelques marches pour entendre gémir le vieil escalier de bois sombre.

Après avoir embrassé son père, elle referma la porte de sa chambre et ouvrit son lit à l'odeur douce et rafraîchissante, signe incontestable du passage récent de tatie Jeanne. Elle ouvrit tout de même la fenêtre pour aérer la pièce, prit quelques affaires de toilette, le long T-shirt qu'elle allait mettre pour dormir et se rendit dans la salle de bain.

Quand elle revint dans sa chambre, elle ouvrit doucement les grands volets de bois et savoura une fois de plus l'air de la forêt proche, attentive à tous les bruits qui enrichissaient l'harmonie nocturne : le gloussement de la cascade, le bruissement des feuilles d'arbres caressées par le vent et tous les mille et un sons dont l'avait privée le vacarme des villes. Enfin elle referma les volets, alluma sa lampe de chevet puis posa un livre à la tête de son lit, après quoi elle s'agenouilla devant la croix qui ornait le sommet de la porte de sa chambre. Après une brève prière pour sa mère, son père et les proches qui les avaient entourés de leur tendresse, elle se coucha puis lut un peu, riant des frasques de Loki et des exploits pantagruéliques de Thor, vêtu pour l'occasion en jeune mariée.

Quand elle eut fini son chapitre, elle déposa son livre sur sa table de chevet, éteignit la lumière puis se signa en adressant à Dieu une dernière prière :

-Seigneur, je vous en prie, faites que je ne rêve pas ce soir.

___________


-Tu veux bien me parler de tes rêves ?

L'enfant leva un regard surpris vers la dame qui la regardait en souriant puis baissa les yeux.

-Je n'en ai qu'un.

-Veux-tu dire que tu rêves toujours de la même chose ?

-Euh... Oui, mais ce n'est pas toujours pareil.

-Comment cela ? C'est toujours la même chose mais il y a tout de même des différences ?

-Oui. Vous comprenez bien, vous.

Au sourire de l'enfant, la psychiatre sut qu'elle venait de remonter d'un cran dans son estime, ce qui ne la plaçait sans doute pas bien haut dans l'échelle de ses connaissances.

-Raconte-moi d'abord ce que tu vois toujours dans tes rêves. Pour les différences, nous verrons cela plus tard.

La jeune fille, visiblement tendue, balança ses jambes un instant puis ferma les yeux tout en inspirant fortement.

-Ça se passe sous l'eau, mais pas comme à la piscine, plutôt comme à la mer. C'est une eau bizarre, très sombre, et puis froide. Au début, je ne vois pas grand chose. Il fait vraiment très noir, tout en bas. C'est sous l'eau mais je n'étouffe pas.Dès que j'arrive à regarder, je vois qu'il y a des gens tout autour de moi. Ils battent doucement des bras mais vers le haut, comme pour rester au fond. Je les vois mal donc je ne sais pas trop ce qui ne va pas chez eux mais ils sont tout déformés, comme maman juste avant...

Catherine ouvrit les yeux et regarda la psychiatre qui se renfonça dans son fauteuil.

-Oui ? Qu'arrive-t-il alors ?

-Et bien, rien. Ils attendent. Et moi j'attends aussi. Je sais que c'est important mais je ne sais pas ce que c'est. J'aime bien être là avec eux et puis j'aime bien les murs de pierre verts même s'ils me font un peu peur.

-Peur ? Pourquoi cela ?

-Parce qu'ils ne sont pas vrais. Si, ils sont vrais, mais ils ne sont pas possibles. Je les vois mais je ne peux pas les dessiner. C'est bizarre, ça, non ? C'est peut-être le crayon qui ne va pas.

-Peut-être, oui. Et alors, que se passe-t-il ?

-Rien. Rien, sauf qu'il y a quelque chose plus bas qui m'attend, moi. Ça rêve et ça attend. Ça veut quelque chose de moi, ça me veut moi. C'est quand je sais ça que j'ai peur.


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