Fragments d'Innsmouth 24 (47)

 

Une brève recherche sur internet avait apporté quelques renseignements à Catherine à propos de Sylvain Soupire : l’homme était un consultant en sécurité électronique et dirigeait une société minuscule mais très prospère au Luxembourg. Il était également viticulteur dans le toulois et ses vins étaient plutôt bien notés. Chose curieuse pour un informaticien, il n’était guère présent sur les réseaux sociaux, au contraire de ses deux sociétés. Cela, elle l’avait appris grâce à un ami de son père qui y sévissait régulièrement. Chose encore plus curieuse, il était connu dans le milieu de l’ésotérisme en tant que chasseur d’escrocs. Il avait même témoigné dans quelques procès pour défendre les intérêts de familles voulant arracher l’un de leurs proches à l’influence de gourous avides. Pourtant, ce chevalier blanc avait une réputation des plus sulfureuses dans le monde de l’informatique. Il aurait été jadis connu sous le surnom de « baron rouge » en référence à un pilote allemand de la première guerre mondiale, célèbre pour son agressivité et sa rapidité d’exécution. À présent, beaucoup pensaient que sa société tenait plus du mercenariat informatique que de la défense : on disait qu’il pratiquait en fait l’espionnage industriel pour le compte de tous ceux qui avaient les moyens de payer ses services.

Si elle ne s’était attendue à rien de précis, Catherine avait tout de même été surprise en ne trouvant aucune information à propos de la collection de son futur hôte. Comment avait-il réussi à cacher un tel fait dans un monde où toutes les informations étaient devenues des marchandises ? En réfléchissant un peu, elle comprit que les renseignements de ce genre ne devaient circuler que dans certains milieux : la majorité des gens ne s’intéressait guère aux livres anciens ou à l’ésotérisme si ce n’était sous l’angle du sensationnel ou d’un surnaturel très convenu et facile d’accès.

Comme elle aurait dû s’y attendre, Gisèle connaissait l’homme. Les livres qu’elle-même restaurait et vendait ne l’auraient guère intéressé mais ils s’étaient croisés dans divers salons spécialisés et l’archiviste avait même travaillé pour lui en une occasion en prouvant qu’un livre était un faux. Ce fut elle qui dit à Catherine que Sylvain Soupire, sans être richissime, était tout de même très à l’aise grâce à une chose nommée « bitcoin », ayant fait partie des quelques personnes que leurs investissements en la matière n’avaient pas appauvries.

Quant à savoir d’où il venait vraiment, c’était une toute autre question. Il devait son teint à une mère réunionnaise, son nom à fonctionnaire en poste dans cette île et ses compétences à lui-même, semblait-il, puisqu’il n’avait fréquenté aucune école particulière ni les bancs de l’université. L’amie de Catherine n’en savait pas plus sur lui mais avait trouvé l’homme fascinant. Son érudition n’était pas feinte et il aimait autant la connaissance qu’il haïssait le mensonge.

C’était donc vers le domicile de ce personnage complexe qu’elle se rendit le lendemain en début d’après-midi dans une voiture de location. Tout naturellement, il vivait au milieu de ses vignes débarrassées de leur raisin en cette saison et sa maison tenait davantage de la ferme que de la tour de magicien. Si la demeure elle-même semblait assez ancienne et plutôt cossue, les bâtiments de travail étaient à la fois modernes et fonctionnels. Dans la cour, elle trouva Sylvain Soupire en compagnie d’une femme d’une quarantaine d’années ; tous deux portaient des combinaisons de travail sales.

-Ah, Catherine, venez que je vous présente. Désolé pour la tenue mais une pompe nous a lâchés ce matin. Voici Astrid, que je paie pour me donner des ordres sans lesquels je ne saurais même pas faire un vinaigre consommable. Astrid, voici Catherine, Morert, la philologue dont je t’ai parlé.

-Ne l’écoutez pas, je vous en prie. Il commande et règle les factures. Je ne fais que l’éclairer de quelques conseils avisés.

La poignée de mains échangée entre les deux femmes fut franche et directe. Après quelques minutes consacrées au noble art du bavardage, Sylvain partit se débarbouiller et Catherine eut droit à une visite guidée des installations et à un verre d’un vin blanc plutôt sec selon les normes en vigueur.

-Mon père l’apprécierait, je crois. Il peste souvent contre ce qu’il nomme des jus de fruits alcoolisés.

-C’est une cuvée spéciale, un projet entre Sylvain et un restaurateur du coin. Tenez, goûtez plutôt celui-ci : c’est notre production normale… Alors, que vous inspire-t-il ?

-Notre jardin, là-bas dans les Vosges. Une belle journée d’été, une bonne salade de fruits et un verre de ceci feraient de moi une femme heureuse de vivre.

-Une salade de fruits ? Tiens, pourquoi pas, après tout ? Quelque chose de spécial, dedans ?

-Des framboises.

-Il va falloir que j’y pense. Mais je vois que Sylvain revient et j’ai du travail. Bonne journée.

-Bonne journée.

L’intérieur de la ferme était d’un charme très britannique, témoignant d’un art de vivre poli au fil des siècles. « Cosy » était le mot qui vous venait immédiatement à l’esprit quand vous découvriez le petit salon et Catherine fut presque déçue de ne pas se voir chassée par une gouvernante acariâtre.

-Je ne veux pas me montrer dictatorial mais je ne vois aucune manière élégante de le dire : je ne veux pas de technologie avancée ici, rien de plus compliqué qu’un chauffe-eau, en tout cas. Ni ordinateur, ni téléphone, ni montre électronique, rien. Tout cela est relégué dans ma salle des machines située à l’arrière, et ce n’est qu’un lieu de travail. Je peux vous y installer si vous le souhaitez ; sinon, j’ai bien peur que vous en soyez réduite au papier et au crayon.

- Vous n’écoutez même pas de musique ?

- Seulement celle que je joue, et cela pas très bien, j’en ai peur.

- Moi qui vous prenais pour un geek…

- Mais j’en suis un, et fier de l’être ! Ce lieu est mon Xanadu à moi, un endroit dont je rêvais en lisant Jane Eyre.

- Et où sont vos sœurs, Saint John ?

Il éclata de rire tout en se dirigeant vers la table sombre qui occupait le milieu du salon pour ouvrir une boite en carton de ses mains gantées.

- Dans mon cœur. Bien cachées dans mon cœur. Et pourquoi Saint John ? N’ai-je pas plutôt l’allure d’un Heathcliff endimanché ?

- Non, je ne pense pas. On dirait vraiment un Saint John indien venu prêcher la bonne parole aux barbares européens.

- Vraiment ?

- Ai-je l’air de plaisanter ?

Il la regarda quelques instants d’un air étrange, un peu à la façon d’un enfant timide perdu en territoire inconnu.

- Approchez-vous donc. Je tenais à vous montrer l’original. Pour travailler, vous devrez vous contenter de photographies imprimées, dit-il en lui tendant une paire de gants semblables aux siens.

Tandis que Catherine examinait l’ouvrage et en tournait quelques pages en les parcourant rapidement, elle sentait peser sur elle le poids de son regard.

- Vous allez bien ?

- Pourquoi cette question ?

- On dit dans les milieux occultes que cet ouvrages rend les non-initiés malades. Vous ne l’êtes pas, donc vous êtes une initiée.

- Vous le croyez vraiment ?

Il laissa cette question en suspens tandis qu’elle lisait avec attention un paragraphe cité dans le livre qu’elle avait vu chez le bouquiniste mais aussi sa suite. Selon l’auteur, des habitants des environs de Nancy se réunissaient la nuit dans des grottes situées au milieu d’un forêt pour y célébrer un culte mystérieux consacré au « dieu qui vient ». Était ce une parodie des prières chrétiennes ou quelque chose de plus sinistre ?

- J’étais sûr que ces lignes vous intéresseraient. Le bruit court que vous avez trouvé un lieu un peu spécial, en forêt de Haye ?

- C’est déjà de notoriété publique ?

- Pour le moment, je parlerais plutôt de notoriété privée, si vous me passez cette expression, et appelée à le rester. On dirait que certaines personnes n’ont pas envie que cela se sache.

Catherine referma le livre et examina sa couverture anonyme de restauration récente.

- Les détails habituels figurent sur les premières pages. Il a été imprimé à Bâle, dans cet autre paradis de la sorcellerie qu’est la Suisse. Comme vous le savez, il ne date que du dix-neuvième siècle, une époque qui a vu renaître la pratique magique. Les ouvrages cités par le pseudo von Juntz sont en revanche bien plus anciens.

- Pseudo ?

- Je ne pense pas que ce livre soit de lui. Sa biographie est assez bien connue et laisse peu de place au genre d’aventures qu’il faut vivre pour pouvoir écrire le Unaussprechlichen Kulten.

Il appuya ses propos en lui montrant divers passages de l’ouvrage qui montraient que l’auteur avait vu ce dont il parlait, ou qui tout du moins le laissaient supposer.

- Et ces cultes, ils existent ?

- Oh oui, mademoiselle Morert, ils existent. Mais cela, vous le découvrirez bientôt par vous-même, je n’en doute pas.

Comme promis, il lui fournit une reproduction intégrale du livre et, sortant de sa sacoche tout le nécessaire pour pouvoir prendre des notes, elle se mit au travail. Elle se sentit bientôt mal à l’aise devant le style simple et factuel de l’auteur qui semblait pourtant dissimuler un océan de non-dit.

Soudain, un passage retint son attention :

« Ce fut dans un village proche de Saint-Dié que Stephanos Vitreus fit arrêter le père Mollet, prêtre de sinistre mémoire, et ce fut ce dernier qui l’initia aux secrets venus de l’au-delà des abîmes du temps et de l’espace. Ce fut là aussi qu’il vit pour la première fois une Pierre du Rêve et qu’il dansa nu au son des voix des Aînés. »

S’ensuivaient quelques citations d’Étienne Verrier que Catherine connaissait presque par cœur puis une autre qui la fit bondir de sa chaise :

« Yog Sothoth est la clef : c’est lui qui vous dit comment chanter. Suivez-le et voyez, écoutez-le et entendez. »

Alors c’était cela que Marc avait trouvé grâce à son instinct de véritable musicien et à ses tâtonnements acharnés ! C’était cela qu’il utilisait sans pouvoir l’expliquer ! Il avait trouvé la bonne clef parmi toutes celles possibles dans une musique inhumaine ! Et c’était aussi pour cela que le mot «  Yog Sothoth » apparaissait sur chaque face de la pierre, mais entouré de signes différents !

Quand le rythme de son cœur se fut un peu calmé, Catherine se remit au travail. Alors qu’elle avait cru pouvoir se contenter de parcourir l’ouvrage pour ne noter que des passages ayant trait à la Lorraine, elle allait devoir étudier tout le livre avec attention, tant il était vrai que quelques mots pouvaient se montrer plus révélateurs que toute une bibliothèque quand on était prêt à les comprendre. Avant de rejoindre sa chambre d’hôtes, elle eut une brève conversation avec Sylvain Soupire qui ne vit aucun inconvénient à ce qu’elle revînt. Lui-même ne serait absent que jeudi car il lui fallait passer la journée dans son entreprise. Satisfaite de leur arrangement, Catherine reprit la route en réfléchissant à ce qu’elle venait d’apprendre.


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