Fragments d'Innsmouth 4 et 4a

 

Les séances se poursuivirent mois après mois puis année après année sans évolution notable, sinon vers le pire. Les rêves de la patiente se ressemblaient tous même si on pouvait trouver quelques différences entre eux ça et là.

Le docteur Chaillet se rendit bien vite compte que ces différences étaient induites par le comportement de la rêveuse, comme si elle évoluait dans un décor fixe : c’était en réalité son point de vue qui changeait et non son environnement, un peu à la façon d'une maison qui reste la même quel que soit l'angle sous lequel on la regarde.

La psychiatre nota toutefois que l'intensité des rêves de Catherine augmentait au fur et à mesure qu'elle approchait de sa puberté. Peu à peu, la fascination de la rêveuse augmentait et des fragments de l'univers onirique commençaient à envahir sa conscience, diminuant ainsi sa capacité à se concentrer – ce qui, soit dit en passant, la ramenait à un niveau normal pour une enfant citadine de son âge. Ses résultats scolaires en pâtirent bien vite, ce qui ajouta aux peurs du père une inquiétude légitime quant à l'avenir de sa fille.

Le père Legendre, qui avait en charge l'enseignement religieux au collège Sainte Clotilde, s'inquiétait lui aussi de cette aggravation de la situation d'une élève à laquelle il s'était attaché. Tous les efforts qu'elle avait fait pour s'intégrer ne pesaient pas bien lourd face aux difficultés qu'elle rencontrait à présent mais il ne fut jamais question de la changer d'établissement car on l'y appréciait beaucoup et on s'y occupait vraiment d'elle. Toutefois, nul ne pouvait ignorer que ses camarades avaient à présent tendance à l'éviter.

En quatrième, la chute de tous ses résultats, y compris dans les disciplines littéraires où elle excellait jusque là, devint si préoccupante que beaucoup de parents d'élèves s’interrogèrent sur la nécessité de la garder dans ces lieux. Ceux qui la connaissaient le moins la jugeaient le plus vite, voyant en elle une élève qui tournait mal suite à la naissance et à l'affirmation de désirs charnels des plus crus. Quand elle se rétablit et que ses capacités l'entraînèrent vers de nouveaux sommets, beaucoup de gens bien intentionnés pensèrent que ses hormones s'étaient sans doute un peu calmées.

Bruno Morert, quant à lui, se tint coi. Nul, hormis Catherine, Sylvie Chaillet et quelques proches, ne soupçonna jamais à quoi il attribuait la guérison miraculeuse de sa fille.


La psychiatre regardait la jeune fille avec attention. Elle semblait détendue, ouverte au monde, sans rien de la stupeur qui l'avait envahie ces derniers mois. Ses mains reposaient tranquillement sur ses genoux et son regard, de fuyant, était devenu franc et affirmé. Un peu interloquée par une transformation aussi soudaine que complète et pour le moins inattendue, même si le père de la patiente lui en avait parlé d'abord dans un message puis par téléphone, elle décida de débuter la séance de manière anodine :

-Alors, as-tu réussi à t'entendre avec la camarade dont tu m'as parlée lors de notre dernière rencontre ?

-Non, pas vraiment. Je crois qu'elle ne m'aime pas, tout simplement. Moi non plus, d'ailleurs.

-Et avec le reste de la classe ?

-Ça se passe plutôt bien. J'ai un peu l'impression de les revoir après un long voyage, en fait.

-Comment cela ?

-Je ne pouvais plus leur parler. Je ne pouvais plus parler, à personne. J'étais toute seule, dans ma tête. Enfin, seule...

-Et maintenant ?

-Je répare les dégâts.

-Qu'est-ce qui a changé ?

-Moi, je crois. Je ne fais plus le rêve.

-Pourtant, tu rêves encore, n'est-ce pas ?

-Bien sûr, mais différemment.

-Différemment ?

-Eh bien, en fait, je crois que cela a changé juste avant Pâques. Je ne voulais plus aller au fond. Je ne voulais plus voir ce qui attend en bas. Alors je suis remontée. Les autres sont restés ; ils n'ont rien fait pour m'en empêcher. Maintenant, je suis à la surface et je voyage. C'est beaucoup mieux, je trouve.

Sylvie Chaillet sourit à sa patiente et reposa son bloc-notes.

-Que s'est-il passé ? Peux-tu m'en parler ?

-Eh bien, voilà...



Le premier rêve

Comme je vous l'ai dit, je remonte vers la surface. D'abord, c'est un peu difficile parce que je sens comme une résistance mais plus je remonte et plus j'accélère ; c'est comme si quelque chose voulait me tirer hors de l'eau. En regardant vers le bas, je vois que mes seins sont plus petits. D'ailleurs, j'ai l'impression que mes bras et mes jambes ont subi le même sort. Pourtant, je ne crois pas avoir rajeuni mais plutôt être redevenue moi-même. Plus j'accélère et plus je suis sûre que c'est quelque chose dans le ciel qui me tire hors de l'eau. Je ne crois pas que ce soit la lune.Plutôt une étoile.

Enfin je sors de l'eau et je me retrouve debout sur elle. Enfin, pas vraiment sur l'eau. Je suis debout sur le reflet du ciel sur l'eau. Je me sens bien.

C'est là que je me réveille.

Le second rêve

Cela reprend au même moment ou un instant après. Je ne me souvenais pas que les vrais rêves étaient comme ça, comme une sorte de feuilleton, chaque épisode reprenant l'action là où elle s'était arrêtée, comme si la vraie vie n'était qu'une sorte de page publicitaire. Ma professeur de Français m'a dit que c'était comme ça que les œuvres de Balzac paraissaient mais je ne savais pas que les rêves étaient pareils. Désolée, je divague : je crois que je ne suis pas bien réveillée.

Bref, je vois un bateau blanc venir vers moi. Je dis blanc mais en fait il est couleur de lune, avec quelques taches plus sombres dans les mats et sur le pont. Les matelots sont en train de faire quelque chose avec les voiles tandis que les rames sont descendues dans l'eau mais restent immobiles. Alors le navire ralentit et s'arrête tout près de moi. Je saisis une échelle faite de barres de bois maintenues par des cordes. Quand j'arrive en haut, un vieil homme me tend la main et m'aide à monter sur le pont.

Quand il me parle, c'est bizarre. Ce n'est pas du Français ni aucune autre langue que j'ai déjà entendue mais je le comprends et j'arrive à lui répondre dans la même langue. Ce serait bien si c'était vraiment comme ça.

Il me dit que nous parlerons demain et qu'il va me conduire vers une cabine pour que je me repose. Je suis si fatiguée que je m'écroule sur la couchette et m'endors.

Ça non plus, je ne le savais pas, qu'on peut s'endormir dans un rêve alors qu'on dort déjà.

Le troisième rêve

Quand je me réveille dans la cabine, il y a un plateau posé près de moi. On y trouve des fruits, du pain blanc et de la viande séchée ainsi qu'un pichet d'eau et un gobelet. Le pichet est maintenu droit par un anneau en métal fixé à la paroi. Je mange tout ce qu'il y a sur le plateau. Les fruits sont exquis (Quel bel adjectif !) et l'eau vraiment divine.

Quand j'ai fini, je regarde la cabine. Les parois sont en bois blanc, comme la couchette dont le sommier est fait de lattes de bois. Le matelas est fin mais confortable. Je me demande avec quoi il est rembourré. Dans un coin de la pièce, il y a un tabouret à trois pieds et, au dessus, un anneau fixé à la paroi. En regardant de plus près, je vois que c'est une planche qui ressort du mur. Je tire sur l'anneau et la planche s'incline pour former une table retenue par des barres de bois munies de charnières. Je m'assieds, j'ouvre un petit tiroir et j'en sors un encrier que j'ouvre puis je prends un porte-plume en bois, blanc lui aussi. Dans un autre tiroir, je prends une feuille de papier très épaisse et j'écris : « Catherine, ceci n'est pas un rêve, c'est une autre réalité. »

Je regarde ce que j'ai écrit et puis je me réveille.

Le quatrième rêve

Je range tout et je sors de la cabine. Sur le pont, je fais attention à ne pas gêner les matelots qui sont en train de travailler.

Au fait, je suis habillée. Depuis quand, je l'ignore parce que je le remarque seulement maintenant alors que je passe devant une plaque en argent dans laquelle je vois mon reflet. Je m'arrête pour me regarder. Je porte un pantalon large serré aux chevilles. Il semble fait de lin, comme mon chemisier. Ils sont beiges. Ça ne doit pas être du lin parce qu'ils ne sont pas froissés. Les gros boutons sont en nacre. Ils ressemblent à ceux qu'on trouve sur certains manteaux : des sortes de tiges passées dans des boucles de fil épaisses et solides. J'ai un col Mao et l’ensemble me plaît, sauf mon nez, bien sûr. À quoi sert un rêve si on ne peut même pas y avoir un nez plus joli ? Je suis pieds-nus, comme les matelots. C'est l'un d'eux qui me tire de ma contemplation.

-Eh, gamine, ne reste pas dans le passage !

Je le regarde. C'est un homme assez petit (moins d'un mètre soixante-dix) mais large d'épaules. Il a un visage avenant mais il peine sous l'effort car il porte un rouleau de cordages.

C'est comme cela qu'ils m'appellent tous tandis que je remonte vers l'avant du navire. Beaucoup sont blancs comme papa, d'autres comme des espagnols et il y en a aussi qui ressemblent à des égyptiens et d'autres qui viennent d'Asie. Ils sont tous très gentils avec moi mais ils ont trop de travail pour bavarder. L'un d'eux me dit tout de même qu'un coup de vent se prépare et que c'est pour ça qu'ils sont affairés.

Près de l'avant (il paraît que ça s'appelle la proue) je vois le vieil homme qui m'avait accueillie sur le bateau. Il a pour moi le regard spécial des vieilles personnes qui aiment la vie quand elles voient des enfants et je me sens bien avec lui. Il m'explique qu'une tempête va arriver mais qu'elle ne sera pas trop méchante : nous allons juste être un peu secoués.

Quand je lui demande où nous allons, il me regarde avec surprise et me dit que si le capitaine ne le sait pas, alors lui aussi l'ignore. Il me dit aussi qu'un jour je saurai où aller et me demande si, en attendant, je veux visiter quelques endroits pour m'en faire une idée. Je lui dis que oui et puis je comprends que je suis le capitaine, ou bien que je le serai quand je saurai où je vais. Et puis je me réveille.

Le cinquième rêve

Je parle avec le vieil homme. Il s'appelle Lionnois. Il m'explique qu'ils sont venus me chercher dans l'Océan des Rêves à Venir et qu'ils ont bien des choses à me montrer, des choses qui me seront utiles plus tard. Utiles pour quoi ? Il ne le sait pas. Il ne me dit pas non plus qui leur a dit de venir me chercher et m'affirme qu'il ne le sait pas. C'est dans leurs rêves qu'ils ont été appelés.

Je trouve bizarre qu'une personne rencontrée dans un rêve vous dise qu'elle vous a rêvée. J'en ai parlé à papa et il m'a raconté l'histoire du sage taoïste qui ne savait pas s'il était un papillon qui rêvait qu'il était un homme ou un homme qui rêvait qu'il était un papillon. Il m'a alors dit qu'il fallait prendre les choses comme elles venaient et accepter le monde tel qu'il était mais le refuser tout à fait. Comprenne qui pourra. Papa aussi est devenu bizarre, surtout depuis qu'il fréquente Ishmael. Ces deux là ont toujours l'air de préparer une blague derrière mon dos.

Si je vous dis tout ça, c'est parce que le vieil homme est un peu comme papa est devenu. Il y a dans ses yeux le rire de quelqu'un qui comprend que quelque chose est une farce, mais une farce qui le rend triste. J'espère qu'un jour je serai aussi forte que maman qui consolait papa jusqu'à la fin.

Le vieil homme me parle des mers du sud et des ports que nous allons voir. Il me dit qu'il n'y a pas de mots pour expliquer certaines choses et que je vais devoir les ressentir pour comprendre, que c'est comme le goût d'un fruit : cela se sent mais cela ne s'explique pas. Selon lui, les toits de Sona-Nyl sous le soleil couchant sont pareils.

Le sixième rêve

Aujourd'hui c'est la tempête. Les vents ont augmenté progressivement tandis que le navire commençait à jouer à saute-mouton avec des vagues de plus en plus grosse. Quand le vent souffle très fort et que le bateau a du gîte, comme ils disent, les matelots se déplacent surtout à quatre pattes sur le pont, avec une corde autour de la taille qu'ils attachent à des crochets prévus pour ça. J'ai eu peur au début et puis j'ai vu qu'ils étaient tranquilles.

Je suis allée voir Lionnois dans sa cabine en faisant comme eux sauf que je n'ai pas osé me lever. L'un d'eux, un grand homme noir nommé Kyrie, m'a accompagnée en s'arrêtant souvent pour me rassurer. C'est l'homme le plus noir que j'ai jamais rencontré. Il a une voix très grave, toute douce, mais on sent bien qu'il peut aussi être dur si nécessaire. Quand je lui ai demandé d'où lui venait ce nom, il m'a répondu qu'on l'appelait ainsi parce qu'il priait beaucoup en demandant à Dieu d'avoir pitié de nous mais aussi parce qu'il riait souvent. Comme je ne comprenais pas bien et que cela devait se voir, il m'a expliqué que très peu de gens avaient assez d'humilité pour accepter leur bassesse et qu'il trouvait notre orgueil plutôt comique. Il m'a dit de bien y réfléchir parce que c'est très important, que ceux qui se croient meilleurs que les autres ne sont jamais heureux et qu'ils transforment la vie en mort. Je ne suis pas sûre d'avoir bien compris tout cela mais je sais maintenant pourquoi Lionnois a demandé à Kyrie de veiller sur moi.

Ensuite, le vieil homme m'a parlé des tempêtes du rêve et de leurs effets quand elles sont fortes, pas comme celle-ci. Il m'a dit de rester loin des cauchemars humains et surtout des rêves de celui qui attend parce qu'ils sont pires que toutes nos peurs. Et puis je me réveille.


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