Fragments d'Innsmouth 3 et 3a

 

Les grands-parents de Catherine avaient apporté des légumes et des fruits frais, de la salade et aussi des saucisses achetées à la charcuterie locale que Bruno fit revenir sur le barbecue aménagé près de l'entrée du potager. Pendant ce temps, ses parents préparaient des salades, aidés par leur petite fille qui picorait ça et là dans les légumes lavés à grande eau puis épluchés et émincés.

Quand tout fut prêt, André, le grand-père de Catherine, ouvrit une bouteille de son fameux vin de rhubarbe ; elle-même se jeta avec avidité sur la boisson que son père lui avait préparée en mêlant des fruits, des carottes et une branche de céleri. La conversation s'anima peu à peu et Jeanne, la mère de Bruno, commença à discuter avec lui de ses projets tandis qu'André racontait à sa petite fille des dizaines d'anecdotes au sujet de la vallée.

Professeur d'histoire à la retraite et amateur de contes et légendes, il marchait souvent des journées entières dans ce lieu qu'il aimait, réservant aux temps les plus maussades des heures de recherche dans les bibliothèques, les mairies et les églises mais aussi les cafés où il recueillait patiemment tous les faits étranges ayant trait à cet endroit. Il avait écrit quelques monographies sur les procès en sorcellerie qui avaient déchiré la Lorraine au seizième et au dix-septième siècles, ainsi que deux recueils de contes populaires surtout consacrés aux légendaires fées des vallées vosgiennes.

Les yeux brillants, Catherine l'écoutait discourir sur l'une d'elles qui, selon la légende, avait précipité une avalanche sur le village pour se venger d'un curé qui avait interdit aux habitants de lui faire des offrandes au moment des récoltes. Elle lui avait arraché la promesse de lui faire visiter le lieu de résidence de cet être redoutable quand sonna l'heure du dîner.

Ce fut son père qui dit les grâces, selon la coutume qu'ils avaient adoptée sous l'influence de sa défunte épouse. Pour autant qu'elle le sût, rien de tel n'avait lieu dans les foyers des autres enfants qu'elle avait côtoyés mais sa mère, sans insister vraiment sur le sujet, avait pourtant fini par instaurer ce rituel qui, selon elle, était encore assez courant aux États Unis. Bruno dit donc les grâces en Anglais selon l'habitude familiale. Ses parents, bien que catholiques, avaient délaissé leur religion et ses traditions comme la plupart de leurs contemporains mais ne ils protestèrent pas, se joignant au contraire à lui en souvenir de la défunte. Comme un grand calme se répandait parmi les convives, André, mu par une impulsion qu'il ne refréna pas, prit le pain à la manière de son propre père, y traça un signe de croix, le trancha et le distribua tandis que les conversations reprenaient peu à peu.

Il fut bientôt question du nouveau collège de Catherine et du type d'éducation qui y était dispensé. Elle-même s'intéressait peu à ce sujet et laissa son grand-père lancer ses habituelles piques contre les « hussards gris de l'ignorance ».

-Au moins, ils ne vont pas bourrer ton cerveau de non-sens et de stupidités. Heureusement que j'ai pris ma retraite, je n'en pouvais plus de devoir supporter ces bœufs primés de l'administration. Leur mépris pour la vérité n'avait d'égal que leur ignorance crasse !

-À propos d' d’ignorance, intervint Bruno, j'ai cru comprendre que Catherine aimerait se voir conseiller quelques lectures sur les Celtes. Il y en a bien eu dans le coin, non ?

-Bien sûr ! Nous sommes en pleine Gaule Belgique, ici !

-Pardon ?

-Pitié, s'exclama Jeanne. Si tu le lances là-dessus, nous n'en aurons jamais fini. Laisse-moi plutôt te parler de mes découvertes en herboristerie.

Pharmacienne à la retraite, elle s'était pleinement investie dans une activité qui avait occupé la plupart de ses loisirs durant sa vie professionnelle, l'étude de vieux grimoires délaissés par son mari en raison de leur aspect technique. Comme certains chercheurs de la région, elle s'était mise en quête des principes actifs dans les remèdes dits « de grands-mères » et dans les divers potions et élixirs décrits par des auteurs anciens. Elle était d'ailleurs la principale correspondante dans le département d'une fondation suisse nommée Hohenheim, en mémoire du célèbre Paracelse. Bruno, que le sujet fascinait, se mit aussitôt à en discuter avec sa mère tandis qu'André traçait sur une feuille de papier une esquisse de la carte de la Gaule au temps de Jules César pour le compte de sa petite fille avant de lui parler du camp de la Bure, près de Saint-Dié.

Les questions fusèrent alors mais se heurtèrent bien vite à un mur. En effet, si le grand-père de Catherine était de première force en Latin et en Grec ou connaissait assez bien le bas-Latin et divers dialectes de l'ancien Français, il dut avouer qu'il savait assez peu de choses sur les Celtes et leur langage.

-Ils n'écrivaient pas, même s'ils savaient le faire. Tant qu'ils ont vécu, leurs traditions l'ont fait également mais nous ne savons en fait presque rien sur la Gaule à cette époque, surtout par rapport à la documentation dont nous disposons sur leur envahisseur. Pour nous, c'est pour ainsi dire de la préhistoire.

-Pourquoi n'écrivaient-ils pas ?

-Apparemment, ils pensaient que l'écrit est mort. Pour eux, seule la transmission orale avait de la valeur. Même dans les îles dont l'histoire nous est mieux connue, ce sont surtout des moines chrétiens qui nous l'ont transmise. Pas facile de faire la différence entre les mensonges, la propagande et la réalité telle qu'ils la comprenaient. En tout cas, si tu veux en savoir plus à leur propos, c'est à l'université de Rennes que tu devras t'adresser mais pour cela, tu vas devoir patienter quelques années.

Catherine prit aussitôt l'air à la fois boudeur et têtu qu'elle arborait lorsque l'une de ses questions restait sans réponse. Bruno, qui l'observait du coin de l’œil, ne put s'empêcher de sourire en reconnaissant cette attitude qu'elle avait héritée de sa mère.

-Allons, ne te désespère pas, reprit André. Je dois avoir quelque part une édition des Mabinogion qui n'est pas trop mal conçue. Certes, le Pays de Galles est un peu loin mais tu pourras tout de même lire quelques mythes celtes.

Aussitôt, la jeune fille se rasséréna : elle savait ce qu'elle allait lire dès qu'elle en aurait fini avec l'édition simplifiée de l'Edda en prose qui faisait en ce moment l'objet de ses délices. Sa passion pour les contes et les mythes lui avait été léguée par ses parents qui aimaient se les lire mutuellement bien avant sa naissance. Ils avaient prolongé cette coutume dans la chambre de leur fille, soir après soir et ce fut tout naturellement qu'elle continua à en découvrir seule lorsqu'elle grandit.

Il fut bientôt temps pour elle d'aller se coucher et ce fut avec un certain plaisir qu'elle referma la porte de sa chambre. Elle adorait ses grands-parents mais la conversation et le bruit l'avaient épuisée. Elle lut très peu ce soir là mais réfléchit au personnage de Loki ; elle était à la fois fascinée et repoussée par lui. Ses changements physiques, son caractère insaisissable, son amoralité absolue en faisaient un être à la fois drôle et dangereux qui dissimulait une complexité vertigineuse. Elle sentait qu'elle était bien loin de le comprendre et qu'elle ne faisait qu'entrevoir son véritable rôle dans le monde de la mythologie nordique, mais qu'il avait un rapport avec des choses qu'elle entrevoyait au fond d'elle-même. Était-ce avec ses rêves ? Certes, ils se déroulaient sous l'eau alors que Loki faisait penser au feu, mais ne s'était-il pas transformé en saumon dans l'une des histoires qu'elle avait lues ?

Non, tout cela ne menait à rien. Comme elle aurait aimé en savoir plus ! Elle pensait... Non, elle était sûre qu'il y avait là quelque chose. Avec un soupir, elle remit le livre à sa place puis éteignit la lumière et pria pour sa mère quelques temps avant de s'endormir.


_________


-Tu me parles de plus en plus souvent d'un son. Quel est-il, exactement ?

-Eh bien, je vous avais parlé de la rumeur, n'est-ce pas ?

-Oui, comme si les gens autour de toi s'étaient mis à parler dans une langue que tu ne connais pas. Est-ce cela, le son ?

-Non, c'est autre chose. C'est comme un son de cloche, je crois. Mais une cloche faussée. Et puis un bruit qui monte, comme un bruit blanc, vous savez.

-Non, je ne sais pas. Je m'intéresse assez peu à la musique ou à l'acoustique, en règle générale.

-Ce n'est pas de la musique. C'est quand il y a plein de fréquences jouées en même temps. On entend un bruit, comme une sorte de grésillement.

-Je vois. Oui, c'est utilisé dans le traitement des problèmes de sommeil. Mais dis-moi, comment sais-tu tout cela ?

-J'en ai parlé avec mon professeur de violon. Pas de mes rêves, bien sûr, mais du son. Elle était contente que je m'y intéresse alors elle m'a prêté un livre sur le sujet.

-Je vois. Alors, cette cloche ?

-Elle sonne, encore et encore. Parfois très loin, parfois tout près. Quand elle est tout près, je n'entends plus rien d'autre qu'elle. Quand elle est plus loin, l'espèce de bruit blanc devient plus fort. Ce n'est pas un vrai bruit blanc parce que j'entends d'autres choses autour de moi mais c'est vraiment désagréable.

-Y-a-t-il un rapport entre les sons et ce que tu vois dans tes rêves ?

-Je crois que le bruit vient des murs. C'est comme si les signes qui y sont gravés discutaient entre eux sans arrêt. Quand c'est fort, j'ai peur que quelque chose arrive ou alors que je m'en aille loin, très loin, trop loin pour revenir.

La psychiatre sentit un frisson glacé courir le long de sa colonne vertébrale, comme si les phénomènes qu'évoquait la petite fille avaient réveillé en elle des terreurs enfantines dont elle ne se souvenait plus consciemment. Elle se reprit et brisa le silence qui venait de s'établir.

-Et la cloche faussée, que peux-tu m'en dire ?

-C'est une voix qui appelle les gens. C'est comme la cloche de la messe, mais ce n'est pas la messe. Elle les appelle pour elle-même, pas pour eux. C'est la voix de celui qui rêve et attend.


Table des matières

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Table des matières

Fragments d'Innsmouth 11 (26)

Fragments d'Innsmouth 5a et 5