Fragments d'Innsmouth 10 (25)

 

Dès les premières lignes, Stephanos Vitreus s'était révélé être un auteur pédant et ennuyeux, comme l’étaient beaucoup de soi-disant magiciens, l'une de ces « outres gonflées de leurs vents », se serait plu à dire Bruno, grand amateur de la mythologie grecque, toute ouverture de la dite outre n'aboutissant qu'à polluer son entourage.

Heureusement pour sa propre santé mentale, Catherine échappait régulièrement à son influence en se rendant sur le chantier archéologique. Elle était à présent capable d'aider ses camarades et appréciait beaucoup leur compagnie. Le chef du chantier, Pierre Leduc, était un véritable puits de science et Mélissa, la photographe, une authentique artiste à l'humour parfois si caustique que ceux qui s'y exposaient le regrettaient amèrement. Toutefois, c'était surtout la verve et l'absurde optimisme de Marc Esperandieu, son ancien camarade de faculté, qui plaisaient à Catherine. Pour lui, les situations les plus sombres regorgeaient de possibilités et sa compagnie se révélait souvent stimulante bien que parfois un peu lassante.

Pour protéger leurs travaux des averses abondantes d'un été maussade, les archéologues avaient tendu des bâches au dessus des endroits où ils travaillaient et creusé de nombreuses rigoles pour faciliter l’écoulement des eaux de pluie, mais leur progression s’en trouvait ralentie. Malgré tout, ils avaient fini de dégager la pierre gravée et avaient depuis découvert qu'elle se trouvait au sommet d'un pilier nettement plus large qu'elle, taillé en forme de triangle. C'était donc une sorte de pyramide tronquée à trois faces qui, à l'origine, couronnait sans doute la hauteur. Les celtes, puisque leur hypothèse de départ s'était trouvée confirmée par d'autres découvertes, avaient entrepris un chantier titanesque pour recouvrir l'ensemble, transportant des tonnes de terre depuis la vallée pour ce faire.

Au début du mois de septembre, ils découvrirent aussi cinq dalles de pierre de forme rectangulaire, longues d'environ deux mètres et larges d'un, dont les sommets étaient parallèles aux côtés du pentagone formé par la pierre gravée.

La présence des archéologues et l'existence du chantier de fouilles n'avaient pas échappé aux habitants de la vallée qui s'étaient montrés curieux mais discrets, ni à des journalistes locaux qui avaient publié quelques articles sur ces nouvelles qui avaient le mérite de mettre un peu d'animation dans un endroit assez retiré. Comme toutes les personnes travaillant là avaient pris des logements dans les hôtels du coin et mangeaient dans les mêmes restaurants que les habitants, ils firent bientôt partie du paysage même si leurs travaux étaient légitimement devenus une étape des randonnées de nombreux jeunes vététistes. La presse nationale, quant à elle, n'en fit pas mention à l'exception de revues spécialisées. Bien sûr, il en allait tout autrement sur la toile où les découvertes de l'équipe, sans déchaîner de passions, faisaient l'objet de questions, de rumeurs et même de reportages sérieux et bien documentés.

À la mi-août, Catherine s'était rendue quelques jours à Paris pour discuter avec son directeur de recherches à l'institut Hohenheim, le professeur Zelezny. Ce dernier s'était montré enthousiasmé par les avancées de la jeune femme mais, comme elle, il pensait que la traduction des œuvres d’Étienne Verrier n'offrait qu'assez peu d’intérêt. Il existait bien sûr un marché pour ce type d'ouvrage mais il n'était guère fréquenté par les chercheurs qui préféraient se référer directement à l'original. Ce fut la raison pour laquelle il lui demanda de commencer à élaborer une édition critique du livre destinée aux spécialistes. En effet, quelques universitaires suivaient l'évolution de leurs travaux avec un intérêt non dissimulé et on avait même évoqué des possibilités de financements. Or, dans la recherche comme partout ailleurs, l'argent était roi et bien des responsables de départements passaient plus de temps à en chercher qu'à compulser des archives. Un budget avait donc été dégagé pour permettre à Catherine de se consacrer entièrement à son projet et un étudiant du professeur Lloyd, de l'université Miskatonic d'Arkham, allait venir sur place pour suivre les recherches de plus près. Pour cette raison, la jeune chercheuse allait également devoir effectuer une présentation de ses travaux devant d'éventuels bailleurs de fonds. Cette idée la fit blêmir mais elle n'avait guère le choix ; heureusement, l'exercice aurait lieu devant un public restreint et sans doute déjà initié aux arcanes de sa spécialité, le professeur Zelezny se chargeant des contacts avec les institutions.

Elle passait donc toutes ses matinées en compagnie d’Étienne Verrier et ne rejoignait l'équipe qu'en début d'après-midi, chargée de café frais et de quelques viennoiseries.

Le 15 septembre, lorsqu'elle arriva aux environs du chantier, elle eut la surprise de trouver la route bloquée par des manifestants dont les meneurs étaient en train de discourir devant des caméras de France 3 Lorraine. À l’invitation d'un gendarme, elle rangea sa voiture sur le bas-côté puis en descendit pour voir ce qu'il se passait.

-Désolé, mademoiselle. On attend des renforts pour dégager la route mais cela risque de prendre un bout de temps. Vous allez où comme ça ?

-Au chantier de fouilles, Monsieur l'agent. J'y travaille.

-Vous avez une preuve de ça ?

-Non, mais vous pouvez joindre le chef des archéologues : il vous confirmera mes dires. Qu'est-ce qui est arrivé ?

-C'est les écolos de Green Eons. Il paraît que le chantier dérange des écureuils, ou je ne sais quoi.

-Green Eons ? C'est quoi ça ? Demanda Catherine, frappée par l'emploi de ce mot qui se trouvait au cœur de ses recherches.

-Vous ne regardez jamais la télé ? Remarquez, ça vaut peut-être mieux. C'est un groupe d'écologistes durs qui milite pour la désindustrialisation, la décroissance, la limitation des naissances et l'euthanasie. Leur credo, c'est que, je cite, « l'humanité est un furoncle sur le visage de notre mère la terre ».

Pendant que le gendarme appelait Pierre Leduc pour confirmer les propos de Catherine, celle-ci observait les militants en gardant prudemment ses distances. La plupart d'entre eux avaient enduit leur visage d'une teinture verte et quelques uns avaient même attaché des sortes de feuilles imitant celles des arbres à leur chevelure. Beaucoup avaient le regard figé et dur de ceux qui sont sûrs de détenir la vérité. L'une des femmes, qui pouvait avoir une quarantaine d'années, était visiblement l'épine dorsale du groupe et ses hurlements faisaient frémir les spectateurs. Le visage convulsé, elle alignait des slogans à peine compréhensibles que ses camarades reprenaient en chœur :

« Les chercheurs, au POTEAU, la TERRE aura vot'peau ! »

Les autres automobilistes bloqués par la manifestation, leur colère passée, contemplaient les militants avec cet humour nuancé de pitié que les vosgiens réservent aux simples d'esprit. L'un d'eux, visiblement estomaqué par cette scène, s'adressa directement à Catherine qui le reconnut alors : c'était Sébastien Granger, un garagiste du coin.

-Je ne sais pas ce qu'ils ont fumé, ceux-là, mais c'est du costaud.

-Remarquez, repartit l'un des spectateurs, j'ai vu leurs bagnoles dans un champ. Elles sont toutes immatriculées à Paris.

-Ouais. Sûr que ça explique bien des choses, dit une autre.

Le gendarme revint vers Catherine après avoir rangé son téléphone.

-C'est bon, Mademoiselle. Le problème, c'est que je ne vois pas bien comment vous faire passer ça, dit-il en montrant vaguement l'attroupement. Il va sans doute falloir attendre les renforts.

-Merci, Monsieur l'agent.

Soudain, la hurleuse de slogans pointa un doigt accusateur vers Catherine.

-Elle est avec eux ! Je l'ai vue sur le web ! Venez, on va faire un exemple !

Immédiatement, quelques feuillus échevelés se tournèrent vers la jeune femme pour s'avancer vers elle.

-Tu vas voir ce que ça fait de se faire agresser comme notre mère la terre, roulure capitaliste ! , s'exclama un anonyme.

Catherine, interdite, les regardait avancer sans esquisser le moindre geste. Pendant ce temps, les gens qui étaient sortis de leurs véhicules se rassemblaient autour d'elle ; un peu décontenancée par le calme du routier qui lui faisait face sans faire mine de bouger, la meneuse ralentit puis s'arrêta tout à fait. Sans se montrer menaçants, les « locaux » présents avaient pour beaucoup un petit sourire aux lèvres qui en disait long sur leur envie de se détendre et la façon dont ils comptaient s'y prendre pour y parvenir.

Le gendarme vint s'interposer entre les deux groupes, vite rejoint par deux de ses collègues.

-Vous allez reculer bien gentiment. Criez tant que vous voudrez mais laissez les gens tranquilles.

La femme eut l'air de vouloir protester mais les quelques personnes qui se trouvaient derrière le gendarme ne la quittaient pas des yeux et leur calme sembla la troubler :

-C'est bon, on vous la laisse, mais elle ne perd rien pour attendre.

Quand elle se fut éloignée, le gendarme vint trouver Catherine pour lui demander de quitter les lieux.

-Nous avons juste assez d'hommes pour sécuriser le site de fouilles et en plus, la préfecture interdit toute intervention directe ; alors, soyez gentille et circulez.



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