Fragments d'Innsmouth 12 (27)

 

Après l'avoir essuyé à l'aide d'un mouchoir en papier, Catherine s'assit sur un banc en béton et posa à côté d'elle sa sacoche contenant ses notes. Elle était en avance et la présentation de son projet n'allait débuter que dans un peu moins d'une heure. Elle avait donc choisi de prendre un peu l'air et patientait dans la cour intérieur de l'institut Hohenheim. Son regard s'installa un instant sur les murs sales du bâtiment typique de l'architecture des années 70. C'était un assemblage de cubes de tailles diverses aux fenêtres nombreuses et monotones reliés par des passerelles couvertes. Ici, tout n 'était qu'angles. En le regardant, on ne pouvait pas s'empêcher de penser à un vieux collège bâti selon les plans d'un architecte à l'imagination aussi rigide qu'un règlement administratif.

Catherine avait vu des photos de la maison-mère de la fondation qui se trouvait à Berne et elle aussi faisait penser à un bâtiment scolaire, Anglais cette fois, construit à la manière du collège d'Oxford où elle s'était rendue à l'occasion d'un colloque. Voilà un endroit où il devait faire bon travailler !

En soupirant, elle reprit sa sacoche qu'elle posa sur ses genoux et contempla le carré d'herbe et les trois arbustes rabougris qui occupaient le centre de la cour. Comme elle avait hâte de retrouver les forêts vosgiennes et leur atmosphère si particulière, et leur air, surtout leur air ! Ici, elle avait parfois l'impression d'être en apnée.

En voyant ses mains crispées sur le cuir de sa sacoche, elle sourit de sa propre nervosité et la reposa à terre. Pourtant, elle était aussi prête que possible ! Elle inspira, se concentrant sur cet acte fort simple puis se mit à compter selon la technique que lui avait enseignée une professeur de musique avant une audition au conservatoire : inspiration, un ; expiration, un ; inspiration, deux ; expiration, deux, et ainsi de suite jusqu'à cinq, puis six pour terminer par dix.

Elle essuya ses mains avant de se lever, enfin apaisée. Après s'être assurée du silence de son téléphone, elle se rendit jusqu'au bureau de son directeur de recherches, le professeur Zelezny, et ils s'acheminèrent tous deux vers la petite salle où les bailleurs de fonds potentiels devaient s'assembler.

Tout en préparant ses notes, Catherine constata qu'elle était la seule femme présente dans la pièce mais que trois chaises étaient encore inoccupées. Enfin, les derniers participants entrèrent ensemble et, après de rapides présentations, elle commença son exposé devant les huit personnes qui se trouvaient là. Elle découvrit rapidement que seules trois d'entre elles semblaient vraiment suivre ce qu'elle disait dont William Matherson, l'étudiant qui arrivait tout droit d'Arkham.

Il aurait pu jouer dans une série à succès consacrée aux étudiants américains, l'une de celles dans lesquelles tout le monde était beau, gentil et riche. Il aurait alors incarné le sportif très à l'aise et sûr de lui, souriant et bienveillant, le pilier de sa petite communauté. Comme elle se sentait flattée par son attention, elle se sentit se mettre à parler avec conviction puis passion de ses recherches et se promit d'y penser plus tard. Fidèle à sa parole, le professeur Zelezny faisait défiler derrière elle les images des documents et des lieux qu'elle évoquait. Par souci d'honnêteté intellectuelle, elle n'essaya pas de faire croire à son auditoire qu'une solution était proche mais son désir de l'emporter la poussa à montrer combien les pistes de recherches qu'elle suivait pouvaient se montrer fécondes.

Peu à peu, sa passion gagna son auditoire et elle sut bientôt qu'elle était enfin parvenue à capter l'attention de toutes les personnes présentes dans la pièce. Dès qu'elle eut terminé son exposé, elle vint s'asseoir à la table, un peu gênée par sa propre exubérance. Les yeux baissés, elle remit de l'ordre dans ses notes afin de se donner une contenance puis, après avoir pris une grande inspiration, elle regarda son auditoire:

-Si vous avez des questions...

Les premières furent posées par des chercheurs et concernaient toutes la structure du mystérieux langage ainsi que sa diffusion géographique inexplicable, ce qui mit Catherine à l'aise : même si elle était bien loin de connaître toutes les réponses, elle maîtrisait ces sujets. Toutefois, l'attitude de l'un des participants l'avertit que tout n'allait pas pour le mieux. L'avocat qui représentait les intérêts de quelques-uns des généreux donateurs de la fondation s'agitait de plus en plus, la mine renfrognée, sans pour autant demander la parole. Enfin, il n'y tint plus :

-Qu'est-ce qui nous prouve que tout ceci n'est pas un habile montage ? Bien sûr, je n'accuse personne, en tout cas pas formellement, mais le manuscrit pourrait bien être un faux, tout comme ces photos, d'ailleurs.

En prononçant ces mots, le juriste ne quittait pas Catherine des yeux et celle-ci sentit ses joues s’enflammer.

-Une chose est certaine : le monument vosgien est authentique, s'entendit-elle répondre.

-Vraiment ? Ce... Pierre Leduc a certes une bonne réputation mais il ne serait pas le premier à être induit en erreur par des faussaires habiles.

Sous le coup de la surprise, Catherine ne sut pas lui répondre. Elle ne s'était pas préparée pour recevoir des accusations aussi gratuites que grossières. Venant à son aide, une chercheuse présente manifesta leur surprise commune :

-Enfin, vous n'êtes pas sérieux, si ? Vos propres spécialistes ont authentifié les écrits de Stephanos Vitreus ou Étienne Verrier, comme vous préférez ; les stèles ont été identifiées et cataloguées par les plus grands musées voilà des décennies ; enfin, le monument fait plusieurs tonnes et a été enfoui il y a au moins 1800 ans, comme le montrent les débris d'outils retrouvé dans le sol !

L'avocat ne se démonta pas :

-Je suis très sérieux, au contraire. D'abord, je vous rappelle que je ne représente pas un institut quelconque mais des intérêts privés. Ensuite, bien des objets authentifiés par des experts se sont montrés en fin de compte n'être que des faux parfois grossiers. Enfin, qui nous dit qu'un escroc ne s'est pas amusé à graver un quelconque caillou pour le poser sur un monument authentique ?

-Oui, et rien ne prouve que le grand sphinx de Gizeh n'a pas été bâti par un groupe de touristes phéniciens dévorés par l'ennui ! Ce qu vous dites est absurde, Maître.

Le ton calme du professeur Zelezny sembla apaiser les participants. Toutefois, l'avocat n'en démordit pas.

-Vous-même n'êtes pas au dessus de tout soupçon, professeur. Après tout, cette soi-disant chercheuse est votre disciple, autant dire votre créature, et vous avez beaucoup à gagner dans cette histoire.

Interdits, les spectateurs de cette sortie échangèrent des regards gênés tandis que l'avocat foudroyait du regard son adversaire tout en déversant sur lui son fiel. Le silence qui suivit ses allégations fut rompu par l'éclat de rire franc et massif du professeur.

-Vous vous êtes trompé de métier, mon cher maître. Je ne saurais trop vous conseiller de devenir scénariste : vous avez un avenir certain dans cette branche. En avez-vous fini et pouvons-nous en revenir à l'objet de cette réunion ?

D'abord un peu désarçonné, l'avocat se redressa bientôt :

-Sachez que je suis très sérieux, professeur. Au cas où vous l'auriez oublié, je représente des intérêts non négligeables qui financent sans doute une bonne partie de vos propres recherches. Il serait malavisé de votre part de continuer à me provoquer.

-Vous provoquer, moi, alors que vous êtes en train de me traiter d'escroc devant mes collègues ?

L'avocat jeta un coup d’œil aux autres participants et sembla s'apercevoir que ceux-ci le regardaient d'un air aussi stupéfait que gêné, comme s'il s'était soudain déshabillé devant eux.

-Je ne faisais qu'évoquer des hypothèses. Je dois à mes clients de me montrer prudent. Après tout, c'est de leur argent qu'il s'agit.

Le professeur Zelezny ouvrit la bouche comme pour lui répondre puis se tut en regardant Catherine dont les mains tremblaient de colère rentrée. La voix de William Matherson s'éleva alors :

-En tout cas, le professeur Lloyd est convaincu que les documents ainsi que les artefacts sont authentiques et se montre ravi de la direction qu'ont pris les recherches de l'institut.

Du coup, l'atmosphère s'allégea et d'autres personnes firent écho à cette déclaration. Après quelques questions supplémentaires, son directeur de recherche remercia Catherine pour son exposé et elle se retrouva devant la porte qu'elle venait de fermer, sa sacoche serrée contre elle et l'esprit vide. Il allait à présent être question d'argent et il ne lui restait plus qu'à patienter.


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