Fragments d'Innsmouth 13 (28)

 

Elle finit par se retrouver devant l'entrée de la bibliothèque de l'institut et s'y réfugia. Dans le hall, la responsable des archives, Gisèle Ponier, était en train d'ouvrir du courrier avant de le répartir entre des casiers et la poubelle qui était déjà aux trois quarts pleine.

-Catherine ! Alors, ce grand oral, ça s'est bien passé ?

-Je n'en sais rien, à vrai dire. Ils sont en train de parler d'argent.

-Oui, c'est toujours là que les choses se gâtent.

Avec sa vivacité coutumière, la petite femme un peu boulotte se leva pour venir l'embrasser. Elle était vêtue d'une robe à fleurs comme chaque jour que Dieu faisait, sa seule concession aux variations de température étant la nature de ses chaussures à talons plats.

Gisèle Ponier était sans doute la principale ressource de l'institut et le savait parfaitement, n'en faisant parfois qu'à sa tête et ne ménageant aucun ego lorsqu'elle avait pris une décision. Son incroyable mémoire, sa connaissance des langues mortes et son expérience la rendaient bien plus difficile à remplacer que la plupart des chercheurs et, sans profiter outre mesure de cette situation, elle ne voyait aucune raison de se laisser faire par des gens en sachant moins qu'elle sur son métier. Elle s'était d'emblée montrée cordiale avec Catherine et la jeune fille se rendait souvent dans son antre pour parler boutique devant une tasse de thé.

-Au fait, j'ai quelque chose pour toi ! Quand j'ai classé les scans de lettres qu'on nous a envoyés d'Angleterre, j'ai vu un nom qui va t'intéresser.

-Lequel ?

-Ton grand ami le vitrier, qui d'autre ?

Les mille pensées qui s'agitaient dans la tête de Catherine s'évanouirent d'un seul coup et elle serra brièvement la main de Gisèle dont le sourire s'était élargi. Cette dernière se tourna vers un ordinateur et appuya sur la barre espace pour le réveiller. Elle tapa ensuite le mot de passe qui lui donnait accès aux parties cachées du réseau dont elle était la principale administratrice.

-Voilà. D'après la notice, la lettre a été écrite entre 1592 et 1594 par un étudiant virtuose qui allait devenir professeur de musique.

Du bout de son ongle, elle tapota l'écran pour souligner son propos tout en déchiffrant la graphie ampoulée et en traduisant le latin lourd et scolaire du scripteur :

« Le Lorrain Stephanos Vitreus, qui a fui l'inquisition de son pays, donne des cours particuliers de géométrie à quelques étudiants choisis dont j'ai l'honneur de faire partie. Certains de ses propos me laissent penser qu'il en sait bien plus qu'il n'en dévoile sur les doctrines mystérieuses dont tu es si friand, mon cher oncle. J'en veux pour preuve ses fréquentes allusions à des clefs mathématiques permettant d'ouvrir de mystérieuses portes que notre géométrie ne peut pas analyser. »

-Le cher oncle en question est un quelconque sir du Surrey, si j'ai bien compris.

Catherine enlaça les épaules de l'archiviste avant de déposer un baiser sonore sur sa joue.

-Gisèle, je t'aime ! Il y a autre chose ?

-Pas que je sache, mais c'est une piste à suivre.

La jeune fille se redressa en soupirant :

-Des pistes, je n'ai que ça. J'ai besoin d'aide, Gisèle. Ce que je sais à propos de l'Angleterre à cette époque tiendrait sur la tranche d'un ticket de métro.

-Allons, tout ne va pas si mal ! Nos invités ne seraient pas là si tes recherches ne les intéressaient pas. Tu l'auras, ton budget, même s'il se montrera insuffisant.

-Comment le sais-tu ?

-L'expérience, ma fille, l'expérience ! Les budgets sont toujours insuffisants sauf pour les recherches inutiles. L'important dans ta partie, c'est d'apprendre à te passer d'argent, pas à le dépenser. Ça, nous y arrivons tous. Dans ton cas, par exemple, tu pourrais donner du travail à temps plein à une équipe de cinq spécialistes, non ? Un archéologue serait du luxe mais un ou deux linguistes, un paléographe, un spécialiste du monde Anglo-saxon, un autre de la Lorraine et peut-être même un celtisant. Or, ce que tu vas récolter, c'est un doctorant pour t'assister. Avec un peu de chance, il fera sa thèse sur la poésie iranienne médiévale.

-Tu crois vraiment ?

-Non, bien sûr que non, ton directeur n'est pas si bête et nous ne sommes pas une administration ! Je te charriais un peu, c'est tout. Maintenant que j'y pense, tu n'auras sans doute personne, en fait : n'oublie pas qu'en tant que débutante, c'est toi le grouilla de service. Ou alors, ce sera le neveu d'un donateur. J'espère pour toi qu'il ne sera pas là seulement pour te voler le résultat de tes recherches.

-Tu plaisantes encore, n'est-ce pas ?

-Non, hélas. Réveille-toi, ma fille ! Le monde des grands est une jungle où seuls les plus forts survivent !

-Moi, ce que je voudrais, c'est qu'on me laisse tranquille. Je suis sûre de trouver quelque chose mais je ne veux pas perdre mon temps avec toutes ces histoires.

Devant la mine dépitée de Catherine, l'archiviste s'adoucit et saisit sa main :

-Bienvenue dans l'âge adulte. Si tu voulais la paix, il fallait entrer au couvent, et même là tu aurais sans doute trouvé le cocktail habituel : copinage, exploitation du faible, népotisme, favoritisme, privilèges, et j'en passe.

-Quand je t'écoute, je croirais entendre mon père !

-Dans ce cas, c'est un sage ! Sérieusement, pourquoi crois-tu qu'ils sont venus ce matin ?

-Parce que ce que j'avais à dire les intéressait ; pour faire avancer la connaissance...

-Écoute toi ! On croirait entendre une collégienne ! Ils sont venus parce que tu as trouvé quelque chose et qu'ils sentent que c'est important. On en a parlé à la télé, ma fille, et bientôt on risque de t'y voir : la télé, l'endroit où toute notre époque veut être même si chacun le cache bien. Crois-tu qu'un titre universitaire immunise contre ce virus ? La télé, la célébrité et peut-être un livre qui se vendra dans les libraires généralistes, et alors l'argent, le vrai, le sonnant, le trébuchant, celui qui reste dans tes poches même quand le public s'en va. Si l'un d'eux peut s’emparer sans risque de tes découvertes, signer tes articles et donner des interviews à ta place, il n'hésitera pas un instant.

-Reste que j'ai besoin d'eux.

-Et qu'eux ont besoin de toi. Personne ne peut acheter tes compétences ou ton intelligence mais eux peuvent t'exploiter parce qu'ils tiennent les cordons de la bourse. À partir du moment où tu as accepté leur règle du jeu, tu es leur esclave. Ils te tiennent : tu t'es vendue à eux pour rien ou presque et c'est ainsi que le monde tourne. Pense à un ouvrier dans une usine. On lui fait croire qu'un gestionnaire est plus important que lui ou qu'un commercial compte davantage, mais que seraient-ils sans personne à diriger ou sans produit à vendre ? C'est ainsi que l'on transforme en serviteurs les seules personnes qui aient vraiment quelque chose à vendre dans une entreprise. Ou dans un centre de recherches.

-Et toi, alors ? Tu les sers, non ?

-Certes, mais je me suis ménagée ma place. Moi, je sais aussi bien qu'eux que je vaux bien plus qu'eux, qu'ils ne sont que des parasites qui vivent des compétences des autres sans rien produire eux-mêmes.

-Là, tu exagères. Nous avons besoin d'eux pour que la machine tourne.

-Ah oui ? Tu veux dire que nous ne sommes pas assez intelligents pour savoir quoi faire ?

-Ce n'est pas une question d'intelligence. C'est juste que nous nous en moquons, que ce sont des tâches qui nous assomment et que nous voulons pouvoir nous concentrer sur ce qui nous intéresse.

-Tout cela, nous pourrions le faire collectivement avec un peu d'organisation dans une vraie société et nous y gagnerions. Tu as une idée du salaire d'un administrateur ? Tu as vu leurs voitures ? Tu sais dans quels quartiers de Paris ils vivent ? Et tout ça pour empiler des papiers, signer des autorisations et donner quelques coups de téléphone ? Et ne me parle pas du poids des décisions, ils ne le connaissent pas plus que moi. Pour que les responsabilités te pèsent, tu dois commencer par t'en soucier. Ne te laisse pas bouffer par ces gens-là, Catherine. Au fait, je crois que tu as reçu un message.

-Hein ?

-Ta sacoche émet une lumière intermittente.

-Oh... C'est du professeur Zelezny. Il m'attend dans son bureau.

Avant de sortir de la bibliothèque, elle sourit à Gisèle.

-Merci pour tout. Je vais réfléchir à ce que tu m 'as dit. Tout est arrivé si vite...

-C'est toujours comme ça. Tu finiras par t'y faire.


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