Fragments d'Innsmouth 14 (29)

 

Ce fut en entrant dans le bureau du professeur qu'elle vit que ce dernier n'était pas seul. Les deux hommes se levèrent et, comme on l'invitait à s'asseoir, elle prit place à côté de William Matherson.

-D'abord, la meilleure nouvelle, déclara son directeur de recherches. Tu vas enfin avoir un vrai budget même si son montant définitif m'est inconnu. Il faudra que tu voies ça avec la comptabilité mais j'ai cru comprendre que tu allais pouvoir demander un assistant et nous avons déjà quelques candidats en vue... Que se passe-t-il ?

-Comment cela ?

-Pourquoi souris-tu ainsi ?

-Non, ce n'est rien. Je viens juste de me souvenir d'une remarque de Gisèle.

-Bon. Où en étais-je ? Ah, oui. Il va tout de même falloir que tu te fendes de quelques articles. Ils veulent du grain à moudre. Ne t'affole pas pour ça, ton dernier rapport constitue une bonne base. Envoie m'en deux au plus vite, dont un en Anglais. Je les relirai et les transmettrai à qui de droit. Si tu as besoin de détails, nous réglerons cela par mails. Enfin, je crois t'avoir déjà présenté William Matherson, l'un des assistants du professeur Lloyd. Il est ici parce qu'il a plusieurs choses à te demander. À présent, si vous voulez bien m'excuser, j'ai un déjeuner dans une demi-heure avec ce petit crétin d'avocat. Comme vous n'avez pas besoin de moi, je vous laisse. Ferme tout en sortant, s'il te plaît, et bonne journée.

Dès la fin de sa phrase, il saisit son téléphone et s'en alla. Un peu surprise, Catherine se leva en même temps que son voisin pour saluer le départ du professeur Zelezny.

Désarçonnés par la rapidité des événements, les deux jeunes gens se retrouvèrent bientôt devant la porte du bureau et se regardèrent dans un silence gêné.

-Peut-être pourrions-nous nous rendre à la cafétéria ? Qu'en dites-vous ?

-Oui, ce sera sans doute mieux que de rester au milieu du couloir.

La voix de l'étudiant américain, bien qu'un peu rauque, n'était pas désagréable et son Français était d'excellente qualité. Ils parlèrent de tout et de rien en se dirigeant vers la cour de l'institut et se trouvèrent bientôt attablés devant deux expressos. Aussitôt, William reprit la conversation qu'ils avaient entamée dans la file d'attente de la cafétéria, bien remplie à cette heure.

-Êtes-vous sûre qu'il y a un lien entre les inscriptions et Stephanos Vitreus ?

-Aussi sûre qu'on peut l'être. Nous pourrions évidemment supposer qu’Étienne Verrier a vu une stèle dans un endroit quelconque et a recopié quelques signes pour les transformer en un alphabet magique, ce qui était après tout une coutume solidement établie à l'époque mais dans ce cas, il aurait également dû inventer une langue très proche de celle employée sur les monuments puisque, selon les linguistes, les ressemblances sont nombreuses et qu'elle n'est proche d'aucune de celles que connaissaient les lettrés de son époque, ni même de la nôtre, d'ailleurs.

Le vis-à-vis de Catherine semblait songeur.

-Et un code ? Il devait connaître Trithème, non ? Et puis, John Dee aussi a travaillé sur ce genre de choses et il l'a rencontré.

-Rien de ce côté. Notre spécialiste de ces questions n'écarte pas l'hypothèse mais ses analyses semblent montrer que ce n'en est pas un ou alors qu'il se réfère à une langue inconnue. Or, comme il me l'a dit, coder un texte déjà incompréhensible n'a guère de sens. Il a même supposé que Verrier avait pu inventer une langue mais, sans être catégorique, il ne croit pas qu'il ait employé des méthodes de chiffrement. Si tu veux en savoir plus, tu devras le consulter parce c'est une analyse mathématique des textes qui l'a amené à cela. Toutefois, rien n'interdit de penser que Verrier a pu inventer tout un langage à partir de quelques lignes lues sur une stèle, écrire des textes dans cette langue puis les coder.

-En effet.

En voyant la mine sérieuse de William, Catherine pensa qu'il n'avait pas du tout saisi l'ironie de sa remarque.

-Toutefois, cela semble un peu...tiré par les cheveux, ajouta-t-il alors. On le dit bien ainsi, n'est-ce pas ? Pardonne mon insistance, mais tout cela me passionne. Il se trouve que Stephanos Vitreus n'est pas du tout un inconnu pour moi ni pour le professeur Lloyd.

-Pardon ? Dans sa surprise, la jeune femme se pencha vers lui.

-Il est sans doute allé aux États-Unis et il y a laissé des traces. En fait, il nous a même laissé une traduction anglaise de ses ouvrages.


Tout en rangeant les provisions qu'elle venait d'acheter dans une supérette voisine de son domicile parisien, Catherine repensait à sa conversation avec le jeune homme.

Selon lui, les autorités britanniques, d'abord chaleureuses avec celui qui se présentait comme une victime de persécutions tant en Lorraine qu'en France en raison de leur intransigeance sur les questions religieuses, s'étaient bien vite montrées méfiantes devant ses activités. Stephanos Vitreus aurait fréquenté des milieux jugés dangereux, s'acoquinant avec quelques prétendus mages à la réputation sulfureuse.

Qui avait traduit ses traités ? Sans doute pas lui puisqu'il ne s'exprimait qu'en Latin avec ses pairs. Non, il fallait plutôt supposer l'intervention d'un disciple inconnu. En tout cas, des copies manuscrites de ses livres avaient circulé tant en Angleterre qu'aux États-Unis. On en trouvait même une version imprimée au XVIIIème siècle à Boston.

Pour fascinante qu'elle fut, cette piste faisait partie de celles que Catherine allait devoir abandonner à d'autres. Bien sûr, elle suivrait leurs recherches et s'intéresserait de près à leurs résultats, surtout dans la mesure où ils influenceraient ses propres travaux, mais elle ne pouvait décidément pas tout faire et il allait lui falloir apprendre à limiter ses ambitions.

Elle allait donc se concentrer sur les thèses de Verrier car elle avait l'intuition qu'elles permettraient un jour le déchiffrement des stèles. Or, elle pensait avoir déjà identifié quelques noms propres en suivant cette piste. De quelques noms à un alphabet ou à l'identification d'un type d'écriture, le pas semblait possible à franchir.

Elle mangea rapidement un en-cas puis régla le réveil de son téléphone sur 18 heures. Ainsi, elle aurait le temps de se préparer pour le dîner qu'elle allait partager avec le professeur Zelezny, William Matherson et deux autres chercheurs présents lors de la réunion du matin.

Ceci fait, elle se plongea dans l'étude des thèses de quelques sectes gnostiques, prenant note de leurs points communs avec celles développées par Étienne Verrier. Elle se mordit les lèvres quand son réveil sonna mais ne vit aucun moyen d'annuler le dîner. Elle se leva donc en soupirant et fila sous la douche.

Ce fut en dévalant la dernière volée de marches qui menait dans le hall de son immeuble que Catherine aperçut quelque chose du coin de l’œil. Elle ralentit sa course malgré son léger retard, cherchant du regard ce qui avait attiré son attention. Les boites aux lettres ! L'une d'entre elles avait été vandalisée. Sa propre boite aux lettres avait été vandalisée. Elle lut puis relut les mots qui avaient été gravés dans la peinture qui la recouvrait : « ON SAIT OU TU VIS SALOPE FASCISTE ».

La boite était intacte lorsqu'elle était revenue vers midi. Elle avait alors pris son courrier et n'avait rien constaté d'étrange.

« Salope fasciste ? » Elle ne parvenait pas à associer ces mots à sa propre personne. Pourtant, c'était bien elle que l'on visait puisque son nom figurait sur la boite. Consultant sa montre, elle secoua la tête puis reprit sa course.



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