Fragments d'Innsmouth 15 (30)

 

Une fois de retour, ce fut en se déchaussant qu'elle vit qu'une enveloppe d'un grand format avait été glissée sous sa porte. Elle l'ouvrit immédiatement pour en tirer une feuille sur laquelle on avait écrit en lettres capitales : « ON SAIT QUI TU ES SALOPE FASCISTE ».

Atterrée, elle tira également de l'enveloppe quelques agrandissements de photographies mal imprimés. Les scrutant tour à tour, elle se vit à la sortie de son immeuble, à l'entrée d'une bouche de métro, devant la maison de son père et en train de parler avec un gendarme lors de la manifestation de Green Eons. Soudain fébrile, elle appuya sur la clenche pour vérifier que la porte était bien fermée puis s'installa devant la table de la cuisine, les photos posées devant elle. Allons, son père ne lui en voudrait sans doute pas, même à cette heure !

Son ton ensommeillé lui fit aussitôt regretter de l'avoir appelé mais, puisque le mal était fait, elle lui raconta tout :

-Appelle la police.

-Mais papa, il ne s'est rien passé. La police a autre chose à faire, non ?

-Rien passé ? Des malades menacent ma fille et il ne s'est rien passé ?

-Mais enfin, ils ne m'ont rien fait.

-Redescends sur terre, Catherine. Ils t'ont menacée et c'est très sérieux. D'après les photos, on te suit depuis un bon bout de temps. Tu dois appeler la police. Eux te diront quoi faire.

-Enfin, je...ils vont me rire au nez. Il ne s'est rien passé !

-Tu as peur. Tu as peur de les appeler et de la suite des événements. C'est ça ? Allons, Catherine, parle-moi.

Se sentant un peu idiote, la jeune femme hocha la tête avant de se rendre compte que son père ne pouvait pas la voir. Curieusement, il réagit pourtant à son geste.

-Bon sang, j'en étais sûr. Ma grande timide... Ne bouge pas de chez toi et n'ouvre qu'à des gens que tu connais. Je vais appeler Gisèle.

-Mais enfin, papa, il est tard.

-Ça, je le sais, figure-toi. En attendant, scanne les photos et la lettre.

-Pourquoi cela?

-Pour en avoir des doubles, au cas où. Je te rappelle.

Des doubles ? Pour en faire quoi ? Au cas où quoi ? Enfin, il devait avoir ses raisons, se dit elle en photographiant les documents puis en allumant son ordinateur. Elle créa un dossier pour y stocker les six images et, sur une impulsion, elle rédigea un mail rapide à destination de son père avec le tout compressé en pièce jointe.

Ceci fait, elle décida de jeter un coup d’œil aux articles rédigés par William dont il avait été question lors du dîner. Sa passion pour la recherche l'emporta vite sur sa nervosité. Au fil de ses lectures, elle découvrit que les deux ouvrages d’Étienne Verrier avaient été plusieurs fois traduits en Anglais et s’étaient répandus en Nouvelle Angleterre avant d'être brûlés lors des grandes chasses aux sorcières. Même si celles-ci avaient été nettement moins féroces qu'en Lorraine, la mainmise des autorités religieuses sur la population avait entraîné quelques persécutions ça et là.

Il ne restait donc qu'une dizaine d'exemplaires connus mais incomplets des livres, pourtant réimprimés à Boston au milieu du XIXème siècle, les copies manuscrites mentionnées dans des lettres d'inquisiteurs ayant toutes disparu à l'exception de celle conservée à l'université Miskatonic d'Arkham. Cet exemplaire offrait la particularité de contenir une troisième œuvre très brève attribuée aussi à Verrier par le copiste. Des recherches visant à l'authentifier étaient en cours.

Elle se leva immédiatement quand la sonnette retentit pour signaler la présence de Gisèle devant son immeuble et elle la laissa y entrer. Se souvenant alors des consignes de son père, elle se fustigea d'avoir été trop pressée et prit la précaution de demander qui était là lorsqu'on frappa à sa porte. Heureusement, c'était bien elle.

Ce fut en lui racontant sa soirée par le menu qu'elle réalisa enfin la gravité de ce qui lui était arrivé. Jusque là, elle avait eu l'impression de se trouver dans une sorte de fiction : elle ne parvenait pas à faire le lien entre elle-même et la « salope fasciste » à laquelle les menaces étaient adressées. Quand elle s'aperçut enfin qu'aux yeux de ses tourmenteurs, elles formaient une seule et même personne, elle se mit à trembler. Quand elle se tut, Gisèle l'observa quelques instants puis se leva.

-Je vais t'aider à préparer tes affaires. Tu dors chez moi ce soir.

-Merci.

Catherine ne put rien ajouter d'autre. Elle mit quelques vêtements dans un sac, y joignit sa trousse de toilette toujours prête ainsi que des chaussons, enfila des chaussures passe-partout puis vérifia qu'elle n'avait rien oublié. Elle se préparait à recommencer l'opération quand Gisèle l'interrompit.

-Allez, respire un grand coup... Voilà... Ça va mieux, non ? Je réagis de la même façon quand je suis tendue. Tu devrais voir ma cuisine avant une réunion importante : on pourrait manger par terre !

Elle poursuivit son bavardage tout en conduisant Catherine vers sa voiture. La jeune femme ne l'interrompit que le temps de prendre deux photos de sa boite aux lettres. Une demi-heure plus tard, elles se faisaient face dans le salon de Gisèle devant une théière fumante. Comme la jeune femme reprenait une contenance, un sentiment de gêne l'envahit :

-Tu dois me trouver ridicule, non ?

-De te sentir ridicule ? Ah ça, oui !

-Je ne comprends pas pourquoi j'ai si peur, tout à coup.

-Parce que tu te sens en sécurité. En fait, tu as très bien réagi : tant que le danger était là, tu es restée relativement calme. Maintenant qu'il semble passé, tu peux t'offrir le luxe d'une petite frayeur. Elle est tout à fait légitime, d’ailleurs : on a envahi ton espace ; sans doute pour t'effrayer, j'imagine.

-Mon père veut que j'aille trouver la police.

-Et l'armée, le pape et l'ONU, aussi. Oui, il me l'a dit et je le comprends. Je t'y conduirai demain. Attends-moi un instant : je vais aller aérer la chambre d'amis.

Une fois seule, Catherine contempla le salon de son énième mentor. Curieusement, il ne contenait aucun livre mais elle savait que ceux-ci trônaient dans une salle qui leur était dédiée. Gisèle aimait vraiment les livres non seulement pour leur contenu mais aussi en tant qu’œuvres d'art. Elle adorer les restaurer et sa passion pour la reliure occupait une grande partie de ses loisirs. Sans être extravagante, sa collection était impressionnante et les amateurs attendaient avec délectation les ventes privées qu'elle organisait de temps à autre pour pouvoir faire de nouvelles acquisitions. Le salon, lui, était dévolu à son autre marotte, la poterie moderne. Durant ses vacances, la bibliothécaire sillonnait les routes d'Europe et d'ailleurs, à la recherche d'artisans talentueux qu'elle qualifiait d'artistes et leurs œuvres s'alignaient sur les rayonnages de la pièce. L'allure de l'ensemble changeait constamment au gré des découvertes de la collectionneuse qui avait contribué à lancer la carrière de bien des gens de talent grâce à une sorte de chronique qu'elle tenait sur la toile. Bizarrement, les poteries ne dépareillaient nullement avec les meubles anciens dont elle avait hérité récemment.

On était ici bien loin de la simplicité, voire du dépouillement qu'affectionnait de plus en plus son père, lui dont le premier réflexe était de se demander non pas ce qu'il voulait mais de quoi il pouvait se passer. Pourtant, ils s'étaient bien entendus quand Gisèle avait passé quelques temps chez eux durant l'un de ses périples consacrés à la poterie. Elle était à présent une amie de la famille tout entière et correspondait régulièrement avec les grands-parents de Catherine.

Quand sa chambre fut prête, la jeune femme alla se coucher et s'endormit bien plus vite qu'elle ne s'y était attendue. Pourtant, en se réveillant, elle regretta de ne pas être à Chênesay, près de son père, avec le poids rassurant d'Ishmael vautré contre ses jambes.

Le programme de la matinée fut chargé mais bien peu palpitant. Au poste de police, tout alla très vite. Un agent l'écouta, posa des questions, regarda les photos et parla d'une « main courante », disant que son cas n'avait rien d'urgent. Il prit tout de même le temps de l'interroger sur ses liens avec l'extrême droite, ne croyant visiblement pas un mot de ses dénégations. À la comptabilité de l'institut ainsi qu'au secrétariat, tout était prêt. Par chance, le budget alloué aux recherches de Catherine était on ne pouvait plus standard et son cas n'offrait aucune particularité, ne réclamant ni efforts, ni questions.


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