Fragments d'Innsmouth 16 (31)

 

L'entretien qu'elle eut avec William à la cafétéria se révéla bien plus curieux. Il était déjà attablé dans la petite salle quand elle le rejoignit à l'heure dont ils avaient convenu durant le dîner de la veille :

-J'ai parcouru tes articles, hier soir. J'aurais bien aimé les étudier de près mais je n'en ai pas eu le temps.

-Ça, je peux le comprendre. J'étais épuisé, moi aussi.

Soupçonnant que le jeune homme prenait la chose avec plus de dépit qu'il n'en affichait, Catherine lui expliqua rapidement ce qui lui était arrivé. Quand elle eut achevé son récit, le sourire de William était devenu plus naturel.

-Oui, c'est normal que la police ne fasse rien. Chez moi aussi, ils préfèrent attendre que tu sois mort pour prendre ta plainte au sérieux.

-Enfin, malgré cela, j'ai eu le temps de voir que les livres avaient une suite que je n'ai jamais vue mentionnée nulle part. Tu peux m'en dire plus ?

-D'abord, le livre est composé en fait de deux cahiers de feuilles reliées comportant beaucoup d'annotations. L'une de mes camarades est en train de travailler à leur analyse à Arkham. La graphie est petite et complexe, aussi cela demandera du temps. Ensuite, la troisième partie est essentiellement technique : elle est consacrée à la géométrie et aux nombres.

-Mais d'où vient-il, cet ouvrage ?

-Des stocks de la salle interdite. Avant cela, nul ne le sait. C'est le professeur Lloyd qui l'a découvert durant un inventaire et il m'a demandé de prendre en charge les recherches à son propos.

-Et qu'as-tu découvert ?

-Sur le livre lui-même, rien. En revanche, j'en ai beaucoup appris sur les sorciers de Nouvelle Angleterre, ce qui constitue d'ailleurs le thème de ma thèse.

-Au fait, qu'entends-tu par « salle interdite » ?

-Ce serait long à raconter parce que son histoire est compliquée. Pour faire bref, c'est une tradition qui remonte à l'époque de la chasse aux sorcières. Des pasteurs et des penseurs de l'époque avaient décidé de constituer un fond privé à partir de livres saisis chez les suspects afin de mieux cerner ceux qu'ils voyaient comme des agents de l'ennemi. Comme une bonne partie de ces œuvres a été détruite, tant chez nous que chez vous, ces livres sont devenus rarissimes. Ils ont atterri à l'université à la suite d'une donation mais nul ne peut les consulter sans l'aval de la direction et du pasteur de l'université, selon les conditions posées par le donateur. Depuis, nous avons acquis d'autres livres du même type qui sont plus accessibles mais la salle du legs est, quant à elle, toujours fermée au commun des mortels. Je n'y suis d'ailleurs jamais entré.

-D'où la réputation de l’université Miskatonic... Et les livres d’Étienne Verrier, étaient-ils très répandus ?

-Oui, dans une version abrégée mais mieux traduite que celle qu'on trouve en Angleterre. Le plus curieux est qu'on sait qu'elle a été très lue dans toute la région.

-Pourquoi dis-tu que c'est curieux ?

-Parce que son propos est exotique et complexe. On n'y trouve presque aucun des démons traditionnels, la forme de magie qui y est enseignée est très technique et demande un bagage sérieux en mathématiques et, de plus, l'auteur n'y fait aucune allusion au diable sauf pour dénigrer les monothéismes qui auraient pour seul dieu l'argent.

La conversation roula quelques temps autour de ces thèmes et Catherine constata que William en savait bien plus qu'elle à propos de la magie pratiquée à l'époque. Visiblement, il n'avait pas été choisi pour sa seule compétence en Français mais aussi pour son érudition dans bien des domaines. Quand il lui demanda si elle-même maîtrisait bien l'Anglais, elle lui fit part de son manque de pratique à l'oral mais l'invita à poursuivre la conversation dans cette langue pour en juger par lui-même, ce qu'il accepta avec un certain soulagement.

-Au fait, je suis chargé de t'adresser une invitation de la part du professeur Lloyd. Vos échanges l'ont convaincu de ta compétence et il m'a dit qu'il aimerait te rencontrer pour en parler de vive voix. Si j'ai bien compris sa pensée, il peut obtenir ton accréditation dans la salle interdite et aimerait avoir ton avis à propos de certains points concernant le contenu du manuscrit.

-Ne peut-il pas m'envoyer une copie ou le mettre en ligne ?

-Non, à cause des clauses du legs. Le donateur a précisé que le contenu des livres ne devait pas être répandu, et cela par quelque moyen que ce soit. Il pensait sans doute à la copie manuscrite mais la phrase employée est assez large pour interdire jusqu'aux moyens les plus modernes. Le simple fait de les lire à voix haute suffirait à rendre le testament caduc et à entraîner la destruction de tous les ouvrages.

-C'est très tentant. Un troisième livre de Verrier ! Voilà qui pourrait sans doute faire avancer mes recherches !

-Oui, si tu peux suivre la partie mathématique du raisonnement.

-Jusqu'ici, tout va bien. J'ai repris quelques cours dans un domaine très particulier et cela m'aide beaucoup.

-Enfin, si tu te décides à nous rendre visite, tu n'as qu'à me le faire savoir ou entrer directement en contact avec le professeur Lloyd. Et n'oublie pas de te munir d'un curriculum vitae : qui sait, peut-être te plairas-tu tant parmi nous que tu souhaiteras rester...

-Je ne pense pas avoir le niveau.

-Continue à publier au même rythme des articles de la même qualité et cela s'arrangera vite. Quant à la langue, je viens de constater que tu la parles très bien. Comment se fait-il que tu aies si peu d'accent ? Je veux dire, pour une française, c'est surprenant.

-C'est ma mère. Elle était américaine. De la même région que toi, en plus.

-Oh, elle est décédée ? Tu m'en vois navré. Tu peux m'en dire plus ?

-Sa famille venait d'un obscur village de pêcheurs situé non loin d'Arkham. Innsmouth, cela te dit quelque chose ?

William, qui jouait avec sa cuillère, la laissa tomber et fixa Catherine du regard.

-Quoi ? Qu'est-ce que j'ai dit ?

-Non, ce n'est rien. Le jeune homme sourit gauchement. C'est juste que le village a défrayé la chronique en son temps. Cela a laissé quelques traces dans la région.

-Oui, mon père m'en a vaguement parlé mais il en savait assez peu car lui aussi n'y est jamais allé, même du vivant de maman. Que s'est-il passé pour qu'on s'en souvienne encore ?

-Je ne sais pas grand chose, en fait. C'est juste que cela a marqué l’histoire locale. Au fait, comment s'appelait ta mère ? Son nom me dira peut-être quelque chose.

-Déborah Ryan.

-Là, je t'arrête. Il n'y avait pas de Ryan, à Innsmouth, ni personne d'origine irlandaise, d'ailleurs.

-Ma parole, tu dois connaître tout le monde dans le coin, pour être aussi sûr de toi !

-Eh bien, je me suis un peu intéressé à ce lieu quand j'ai essayé d'en savoir plus sur la provenance de certains ornements conservés au musée d'Arkham. Ils sont encore très fiers de ne s'être jamais laissé polluer par ce qu'ils nomment la vermine papiste. Pardon, mais c'est exactement l'expression que j'ai entendue.

-Je comprends mieux. En fait, c'est ma grand-mère qui s'est enfuie d'Innsmouth avec un Irlandais. Elle s'est d’ailleurs convertie au catholicisme et l'a épousé à New York...

Catherine s'apprêtait à lui raconter l’épopée du couple digne d'un roman à l'eau de rose, telle que sa mère la lui avait narrée durant une longue soirée d'hiver, quand William l'interrompit :

-Comment s'appelait-elle ?

-Sonia Gilman.

-Pardon ?

-Sonia Gilman. Que t'arrive-t-il ? Un malaise ? Tu veux que j'appelle quelqu'un ?

Le jeune homme était devenu pâle et sa main était si crispée autour de la cuillère qu'elle tenait qu'elle tremblait et tressautait en frappant la table.

-Non, ce n'est rien. J'ai tendance à faire de l'hypoglycémie. Je vais juste manger un peu de sucre.

Inquiète, Catherine vit qu'il se reprenait peu à peu. Finalement rassurée, elle lui raconta les frasques de son aïeule, se faisant une joie d'employer pour la première fois le mot « eloped » qu'elle avait découvert au cours de ses lectures. William, enfin rétabli, sourit avec elle de cet archaïsme et ils le réemployèrent pour l'appliquer à quelques événements historiques de manière toujours plus fantaisiste.

Enfin, Catherine l'interrogea à propos du berceau de sa famille maternelle :

-Pourrais-tu m'en dire un peu plus à propos d'Innsmouth ?

-Il n'y a pas grand chose à en dire, en fait. C'est un village de pêcheurs situé à quelques milles d'Arkham. Jusqu'au début du XXème siècle, ils ont vécu très repliés sur eux-mêmes, à la manière d'une secte. Je ne sais pas trop ce qui a pu se passer mais le gouvernement fédéral a fait procéder à une gigantesque rafle et même à un bombardement tout près des côtes. Le village s'est trouvé alors presque entièrement dépeuplé puis des gens sont venus s'y installer. Une star d'Hollywood en a même fait un endroit à la mode pour s'y ressourcer, paraît-il.

-Je vois. Et ces ornements dont tu me parlais, de quoi s'agit-il ?

-Ce sont des sortes de bijoux, comme des tiares dont la particularité est de ne pas être faites pour un crâne humain. Si tu les voyais, tu comprendrais.

-Et ma famille ? En reste-t-il des membres dans la région ?

-Je ne sais pas trop. Tout ce que je peux te dire, c'est qu'ils ont tous été arrêtés lors de la rafle. Quant à savoir ce qu'ils sont devenus... Au fait, j'ai cru comprendre que beaucoup des habitants originels du village souffraient d'une étrange maladie. Pas de problème de ce côté là ?

-En fait, si, une sorte d'arthrose déformante très grave.

Elle se préparait à poursuivre quand elle identifia l'expression du visage de William. C'était un sourire de pur bonheur, non pas le sourire démonstratif si bien maîtrisé par les commerciaux mais celui qui révélait une grande joie intérieure. Décontenancée, elle s'interrompit et vit les traits du jeune homme se crisper puis prendre une mine consternée de circonstance.

-Veux-tu m'en parler ? demanda-t-il d'une voix compassée.

-Non, je préfère que nous en restions là.

-Est-ce que ta mère en a souffert ?

-Changeons de sujet, s'il te plaît, répondit Catherine un peu trop vivement. Parlons plutôt de tes recherches.

-D'accord ! Et je te prie de m'excuser. Une branche de ma famille s'est éteinte à Innsmouth et je me sens concerné, d'autant que je t'apprécie.

-Merci. Tes excuses sont acceptées. Maintenant, dis m'en plus à propos de la magie en Nouvelle Angleterre.



Table des matières

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Table des matières

Fragments d'Innsmouth 11 (26)

Fragments d'Innsmouth 24 (47)