Fragments d'Innsmouth 17 (32)

 

Tandis que la conversation se poursuivait, Catherine eut bien du mal à garder sa contenance. William la regardait avec une intensité telle qu'elle la dérangeait. Il lui arrivait de temps à autre de sentir peser presque physiquement sur elle le poids de regards masculins, et même parfois féminins, mais c'était la première fois qu'elle se sentait l'objet d'une telle attention, d'une telle convoitise. Elle ne savait trop que faire et se trouvait tour à tour comme statufiée puis prise d'une agitation qui lui faisait esquisser des gestes d'esquive.

Soudain, l'étau se desserra. L'étudiant américain venait de sortir son téléphone, à la recherche d'une page sur la toile. Tentait-il de cacher quelque chose ou Catherine avait-elle mal interprété son attitude ?

-Tiens, regarde.

Sur l'écran, elle vit défiler un diaporama. Les photos qui se succédaient montraient de petites rues en pente, des maisons pimpantes couvertes de bardeaux aux couleurs vives et chaudes, un littoral rocailleux et une mer calme.

-C'est Innsmouth.

-Bizarre. En t'écoutant parler, je m'attendais plutôt à quelques masures sordides perdues dans un paysage désolé.

-C'est ce que tu aurais vu il y a trente ans, ou plutôt ce que tu n'aurais pas vu puisque personne n'aurait voulu te le montrer. Comme je te l'ai dit, le village a été rebâti autour de la demeure d'une star, ou plutôt d'un couple de stars, je crois... Il consultait la page de la petite ville : oui, voilà, le réalisateur Franck Wells et son épouse, la célébrissime actrice Olivia Woods. Bref, beaucoup de leurs amis leur ont rendu visite, accompagnés naturellement de nuées de journalistes. Un type un peu dégourdi a acheté le vieil hôtel du coin, en a fait un bel établissement et a ouvert quelques pièges à touristes. Tu devines la suite, non ? Ajoute à cela quelques entreprises et une grosse banque de données enterrée et sécurisée et te voilà avec une belle bourgade qui n'a plus rien à voir avec celle que nos parents ont connu.

-Les tiens, peut-être. Ma mère n'y a jamais mis les pieds, à ma connaissance. Innsmouth n'a jamais eu une très bonne réputation dans ma famille.

-Oui, cela explique bien des choses.

-Comment cela ?

-Oh, rien. Je faisais juste allusion au fait que tu n'y sois jamais allée, même par simple curiosité.

Quand les jeunes gens se séparèrent, Catherine réfléchit à l'impression mitigée que lui faisait William. Elle ne parvenait pas à le cerner ni à comprendre certaines de ses réactions. Dans l'ensemble, il semblait être ce que son apparence annonçait : un jeune homme beau, sportif, brillant et riche ne vivant pourtant pas dans la proverbiale tour d'ivoire réservée aux gens de sa caste. Elle se sentait un peu intimidée par de tels êtres à qui tout semblait sourire. Bien sûr, elle ne pouvait en aucune façon se plaindre de sa propre situation sociale mais son histoire, le fait de s'être d'abord trouvée prisonnière d'un rêve qui envahissait toute sa vie puis d'avoir couru s'enfermer dans le monde des livres pour fuir une réalité par trop hostile ne l'avait guère préparée à côtoyer des gens aussi à l'aise en société. Rien de tel chez William, donc, et pourtant, elle aurai juré qu'il contenait une part d'ombre, un secret non pas honteux mais sale, repoussant même. Elle y pensait encore lorsque son métro arriva à destination, non loin du bistro où elle avait donné rendez-vous à Gisèle pour un déjeuner un peu tardif.

Les deux femmes étaient des habituées du lieu tout comme d'autres employés de la fondation Hohenheim. Qui avait lancé cette coutume parmi eux ? Nul ne le savait mais beaucoup se faisaient une joie d'y souscrire. La cuisine de l'endroit était décidément familiale et copieuse, les vins proposés étaient bons et les tarifs très raisonnables pour une ville où tout était cher. Quand on ajoutait à cela un personnel aimable et une clientèle tranquille, on obtenait un lieu où il faisait bon aller et revenir.

Ce jour là, le chef proposait en plat du jour des rognons au vin blanc accompagnés de riz sauvage. Tout en s'en régalant, Gisèle et Catherine discutaient des projets de cette dernière.

-Au fait, tant que j'y pense, ton père aimerait savoir pourquoi tu ne réponds pas au téléphone ?

-Oups, j'ai juste coupé la sonnerie avant d'aller voir la police et je n'y ai plus du tout pensé. Tu sais comme je suis fan de cet objet.

-Ne tarde pas trop, tout de même. Je crois qu'il est plutôt inquiet et j'avoue que je le comprends.

-Je n'y manquerai pas, d'autant que je ne sais pas encore quand je repartirai et que je compte en discuter avec lui.

-Écoute, Catherine, tu sais que je n'aime pas me montrer dirigiste, alors je vais essayer de faire passer mes ordres pour des conseils. Finis ton repas, fais tes bagages et pars.

Surprise, Catherine reposa ses couverts, avala la bouchée qu'elle venait de mastiquer et but un peu de vin pour se donner une contenance :

-J'ai des tas de choses à faire ici.

-Lesquelles, si je ne me montre pas trop indiscrète ?

-Enfin, tu le sais bien : d'abord, il faut que je me montre un peu à l'institut.

-Non. En fait, tu es très officiellement chargée d'une recherche qui réclame ta présence dans les Vosges.

-Mais, et les démarches administratives ?

-Lesquelles ? Celles que tu as achevées ? Les documents doivent partir pour la Suisse pour y recevoir un ou deux coups de tampon : compte quinze jours. Ils doivent revenir ici pour y recueillir les paraphes nécessaires. Compte trois semaines.

-Tu exagères un peu, tu ne crois pas ?

-Certes non, d'autant que le CNRS a son mot a dire sur tes activités. Ta personne est à présent associée au chantier de fouilles et ils surveillent l'affaire de près. Ajoute à cela que l'un de leurs chercheurs-maison a récemment insinué que tu avais empiété sur ses propres travaux et qu'il a beaucoup de relations. Pour couronner le tout, tu vas bientôt passer pour une dangereuse agitatrice d'extrême droite, ce qui ne va guère t'aider.

Atterrée, la jeune femme comprenait à peine de qui son amie parlait.

-Catherine, j'étais avec toi ce matin, tu te souviens ? L'homme qui t'a reçue ne t'a pas crue. Je pense qu'il doit fermement croire au dicton qui dit qu' « il n'y a pas de fumée sans feu », et cela comme la majorité de nos compatriotes. Si, par le plus grand des hasards, quelqu'un attire l'attention de la presse sur ton cas, ils trouveront de quoi justifier les saloperies que l'on a écrites sur ta boite aux lettres.

-Mais enfin, c'est complètement délirant ! Je ne vois pas en quoi je pourrais intéresser qui que ce soit !

-Et Green Eons, tu les as déjà oubliés ? J'en ai parlé ce matin avec ton père et il est d'accord avec moi. Ils ont de l'argent, des relations et certains de leurs activistes sont particulièrement ravagés. Je sais bien que tu as du mal à penser en ces termes, Catherine, mais je crois qu'ils sont entrés en guerre contre toi. À partir de là, tous les coups sont permis.

-Ce n'est pas excessif, tout de même ?

-Quelqu'un a pénétré dans le hall sécurisé de ton immeuble pour graver des insanités sur ta boite aux lettres. On t'a prise en photo dans des endroits divers et éloignés, donc on t'a suivie. Cela ne te suffit pas ? Alors ajoute que tu commences à faire l'objet d'une campagne sur les réseaux sociaux et que le professeur Zelezny a déjà dû répondre à quelques questions de gens bien intentionnés. Penses-y ! Ton nom dans ces égouts à ciel ouvert, et sans doute bientôt ta photo accompagnée de commentaires douteux ! Va-t-en d'ici où tu n'as décidément rien à faire et va te mettre au vert quelques temps. Reste même éloignée du chantier de fouilles où ils ont sans doute un ou deux militants qui traînent. Cela t'évitera de te trouver seule à seul avec eux dans une bouche de métro ou dans une clairière isolée.

-On n'est jamais seul à Paris.

-On y est toujours seul, en fait, mais tu es tellement absorbée par tes recherches que tu n'as même pas le temps de t'en rendre compte. Tu m'as parlé de ces gens qui voulaient te défendre quand cette femme de Green Eons a essayé de s'en prendre à toi. À ton avis, combien de citadins prendraient le moindre risque pour protéger quelqu'un qu'ils ne connaissent même pas alors qu'ils ne font rien pour leurs propres relations ?

Encore secouée par cette conversation, Catherine écouta les messages de son père sur son répondeur tout en faisant la liste de ce qu'elle devait mettre dans son sac.



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