Fragments d'Innsmouth 6 (21)

 

Catherine Morert patientait, assise sur un tabouret de camping qu'elle avait placé à l'ombre d'un chêne. Devant elle, les archéologues s'affairaient avec tant de prudence que l'on aurait cru regarder une scène de film diffusée au ralenti. Chaque geste était lent et mesuré, accompli à l'aide d'instruments précis dans un but clair et défini. Dans une certaine mesure, l'ensemble s'apparentait à une opération chirurgicale si ce n'était que le patient n'était autre qu'une portion de terrain soigneusement délimitée. Le chef du chantier officiait en compagnie de son assistant pour diriger chaque geste de son équipe. Un peu plus loin, des bénévoles étaient en train de dégager une autre portion de terre et de la préparer pour de futures investigations. Pourtant, on sentait bien que les regards de tous étaient tournés vers l'étrange objet en pierre qui accaparait leur attention.

Elle avait bien essayé de les aider mais sa fébrilité était telle que les amateurs comme les professionnels l’avaient bien vite reléguée à ce rôle d'observatrice. Elle avait alors essayé de travailler sur ces notes mais rien n'y faisait : elle ne parvenait pas à se concentrer. Prendre son téléphone aurait été inutile puisque le réseau était introuvable ici : non seulement les antennes-relais étaient éloignées de ce lieu, mais de plus quelque chose déréglait tous les appareils électroniques dans les environs, ce qui avait d'ailleurs entraîné une brève visite de trois mystérieux fonctionnaires d'une apparence si banale qu'elle en était devenue originale. Contempler les quelques symboles qu'elle avait recopiés en voyant le sommet de la pierre était vain pour le moment. Alors, que faire ?

Elle prit une pochette dans son sac et passa en revue les feuilles qu'elle contenait. Derrière la première, on pouvait lire « Deirdre Chapman – Australie - 1987 » ; derrière la seconde, « Maxime Dupin – Bolivie - 1952 » et derrière la troisième « Alexander Queen – Antarctique - 1937 ». Chaque feuille était couverte de symboles étranges à la ressemblance troublante.

Quelque mois auparavant, l'article que Catherine avait publié en ligne dans une obscure feuille de chou destinée aux spécialistes avait mis en émoi la minuscule communauté concernée par ses recherches. Elle se souvenait encore de la sensation de stupeur qui s’était emparée d'elle lorsqu'elle avait lu l'article d'Andrew Lloyd consacré à trois stèles découvertes dans des lieux incroyablement distants quand on constatait combien les symboles utilisés se ressemblaient. Folle de joie, elle avait jailli de sa chaise en criant « Eurêka ! » Seule l'heure tardive l'avait empêchée de se précipiter vers l'institut pour fondre sur son directeur de thèse. Sûre de son fait, elle avait pourtant cliqué sur l'onglet de ses sites favoris pour vérifier la véracité de ses souvenirs avant de se lever pour danser devant son ordinateur.

Le lendemain matin, elle avait quitté la bibliothèque en courant et, livre en main, avait jailli devant son professeur pour poser devant lui l'ouvrage ouvert et les trois feuillets qu'elle tenait à présent tout en lui expliquant les raisons de sa visite. Sans manifester la moindre surprise, l'érudit avait chaussé ses lunettes, regardé les documents avec attention puis les avait reposés devant lui. Secouant doucement la tête, il s'était levé, était allé fermer la porte de son bureau que Catherine avait laissée grande ouverte puis était revenu se planter devant les documents.

Côte à côte, ils avaient alors longuement étudié les symboles provenant de lieux et d’époques diverses puis la reproduction fidèle d'un manuscrit du 16ème siècle. Il y avait bien ça et là quelques différences mais les points communs ou, pour mieux dire, l'identité des signes paraissait incontestable : la page tirée d'un livre de John Dee ressemblait à s'y méprendre aux trois sorties d'imprimante.

S'étaient ensuivi des jours de recherches vaines. Rien de compréhensible n'émergeait de ces lignes. Aucun des nombreux linguistes de l'institut n'y comprenait quoi que ce soit. Pour tenter d'y voir un peu plus clair, ils avaient fait appel aux statistiques, étudié les schémas récurrents, tout cela pour n'aboutir à rien. En désespoir de cause, ils avaient décidé de publier ce qu'ils avaient appris. L'un comme l'autre voulaient que les documents soient compris, même si cela voulait dire que quelqu'un d'autre en découvrirait le sens et gagnerait les lauriers accompagnant une découverte aussi importante.

Depuis, Catherine avait étudié toutes les pistes possibles et imaginables, communiqué avec tous les chercheurs concernés mais elle avait dû accepter un fait : ils manquaient de données. Il fallait continuer à chercher, découvrir d'autres textes, plus longs si possible. Une Pierre de Rosette eût été idéale mais ce genre de coup de chance n'arrivait que rarement.

Impatiente, Catherine rangea les feuillets, se releva péniblement et s'étira. Elle se mit à faire les cent pas sous les frondaisons qui entouraient la clairière où se situait le chantier archéologique. Si rien ne se produisait, elle allait finir par creuser une tranchée jusqu'au centre de la terre...

-Eho ! Y a quelqu'un ?

Immédiatement, elle se tourna vers Marc, l'étudiant qui lui avait téléphoné pour lui faire part de la découverte de la pierre.

-On a fini de dégager et de nettoyer le sommet. Mélissa est en train de tout photographier mais on pourra s'arranger si tu veux y jeter un coup d’œil.

-Celui qui essaiera de m'en empêcher est un homme mort.

Il la considéra un instant en souriant puis lui fit signe de le suivre. Il n'avait jamais vu Catherine sous ce jour. Elle, d'habitude si calme et tranquille qu'on aurait pu la qualifier d'effacée, avait prononcé cette déclaration belliqueuse comme si elle en pensait chaque mot. Lorsqu'ils parvinrent devant la pierre, tous ceux qui se tenaient entre elle et son but s'effacèrent. Seul le chef des fouilles osa s'interposer pour lui faire signe d'attendre tandis que Mélissa, la photographe de l'expédition, prenait encore quelques clichés.

Comme elle changeait la carte-mémoire de l'appareil, la jeune philologue fixa Pierre Leduc d'un air implorant.

-Oh, bon sang ! Allez, vas-y.

Catherine s'avança et fit lentement le tour de la pierre. Elle ressemblait à une dalle pentagonale, haute d'un peu moins d'un mètre pour une largeur d'environ un mètre cinquante. Le centre du sommet était évidé, formant une sorte de coupe d'une diamètre d'une trentaine de centimètres et d'une profondeur d'environ dix centimètres en son milieu. En l’observant mieux, elle vit que la coupe n'avait pas été faite pour accueillir une sphère mais un polyèdre, comme le montraient l'entrecroisement de surfaces planes dans son creux.

-La roche ne vient pas du coin. D'après notre géologue, elle ne vient même pas du massif vosgien.

La voix de Pierre Leduc retint un instant l'attention de Catherine puis elle s'accroupit et fit de nouveau le tour de la pierre, se déplaçant en canard et plissant les yeux par moment, comme pour mieux distinguer ce qu'elle regardait. Elle agrippa le pantalon de treillis du vieux chercheur qui se pencha vers elle.

-Ce... Ce n'est pas possible ! Chaque face !

-Si, c'est possible. De plus, chacune porte une inscription composée d'environ cent quatre vingt à deux cent vingt caractères. Il doit y en avoir à peu près mille, donc.

Mille ! Tout un texte ! Elle ferma les yeux, s'obligeant à ralentir sa respiration pour calmer les battements de son cœur. Tout un texte !



Table des matières

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Table des matières

Fragments d'Innsmouth 11 (26)

Fragments d'Innsmouth 5a et 5