Fragments d'Innsmouth 7 (22)

 

Comme la nuit tombait peu à peu, les archéologues cessèrent le travail et bâchèrent ce qui pouvait l'être afin de protéger le champ de fouilles des orages d'été qui menaçaient de s'abattre sur cette partie de la vallée selon les bulletins de Météo-France. Catherine, sa fébrilité apaisée, les aida autant qu'elle le put puis se joignit à eux près des voitures. Après s'être servi à boire, les membres de l'équipe firent le bilan de la journée ; tout semblait se dérouler comme prévu même si leur trouvaille avait un caractère surprenant.

-À quoi ce truc pouvait-il bien servir, selon vous ?

-Moi, je dirais que c'est un artefact religieux, repartit Marc.

Tous éclatèrent de rire devant cette boutade : il était d'usage de baptiser ainsi tout objet auquel on ne comprenait rien.

-Plus sérieusement, commença Pierre, nous pouvons commencer par dire ce que ce n'est pas. D'abord, ce n'est pas juste une pierre gravée : c'est au sommet de quelque chose puisqu'il y a une autre pierre de même forme en dessous. Si on en croit les sondages, cette chose devait se trouver à au moins un mètre soixante du sol. Ce n'est donc ni une table, ni un autel, ni quoi que ce soit de ce genre.

-Vous êtes sûrs de cela ? Demanda Catherine.

-Autant qu'on peut l'être pour le moment, à moins que tu n'envisages des prêtres montés sur des échasses.

Quand les rires se furent calmés, il continua :

-Autre chose, cet objet n'a sans doute rien à voir avec les Celtes à un détail près : ce sont sans doute eux qui l'ont enfoui.

-Vous êtes sûr de cela ?

-Ma petite, si j'étais sûr de quelque chose, je serais politicien, pas scientifique. Nous avons trouvé quelques traces d'occupation celte près du sommet mais rien depuis que nous avons commencé à vraiment creuser. Pour moi, ils l'ont enterrée, mais ne me demande pas pourquoi.

-Avant ou après l'occupation romaine ?

-Sans doute avant. Je parle bien de celtes, pas de gallo-romains. Enfin, nous savons que la pierre ne vient pas des Vosges. La roche est d'origine volcanique. D'où, alors ? Je laisse ça aux géologues.

Tous se mirent alors à échafauder des hypothèses, d'abord sérieuses puis de plus en plus délirantes, allant d'une pierre transportée depuis l'Auvergne durant le néolithique jusqu'à un panneau indicateur pour vaisseaux d'extra-terrestres. Quand le silence revint, Pierre Leduc demanda à voir les clichés pris par Mélissa pour les comparer aux documents fournis par Catherine. On plaça donc un ordinateur portable sur une table de camping puis il fit signe à la philologue de prendre place à côté de lui.

-Bon, c'est à toi, dis-nous tout, ordonna-t-il après avoir fait défiler les photographies prises durant la journée pour que chacun en eut eu un aperçu.

Après avoir branché une clef-USB sur l'ordinateur, Catherine leur montra, documents à l'appui, en quoi l'écriture sur la pierre ressemblait à celle retrouvée sur d'autres roches dans des lieux variés ainsi qu'à l' « écriture angélique » figurant dans des ouvrages de John Dee. Elle évoqua aussi sa correspondance avec le docteur Lloyd, de l'université d'Arkham et les hypothèses que ce dernier avait émises, la plus simple étant que l'astrologue d'Oxford avait vu l'un de ces objets et s'était inspiré des gravures pour créer son propre alphabet sans les comprendre lui-même.Il existait toutefois une possibilité non négligeable et bien plus intéressante : il était en effet envisageable qu'il eût disposé de documents inconnus des chercheurs modernes qui auraient alors été le « chaînon manquant » entre les pierres et sa propre œuvre. Après tout, il était lui-même bien loin d'être un simple illuminé et, s'il avait fallu tenir pour nulles les recherches de tous les passionnés d'alchimie ou de magie, celles de Newton auraient dû flamber depuis longtemps.

-Enfin, comme vous le voyez, nous n'avons pas grand chose de probant. Reste toutefois que, selon les linguistes que nous avons consultés, ces lignes semblent former un langage. On y trouve des récurrences qui laissent deviner la présence de mots-outils et de déclinaisons, ainsi que des groupes qui ne se déclinent pas et qui peuvent être des noms propres ou des vocables encore plus étrangers que ceux de nos stèles.

-Tu as des exemples ?

Elle en chercha dans ses fichiers et en fit apparaître quelques-uns. Comme elle les faisait défiler, Mélissa l'interrompit et zooma sur l'un de ses propres clichés. Tous se turent tandis que les regards allaient d'une image à l'autre. Enfin, ce fut Pierre qui osa rompre le silence qui s'était installé.

-D'où vient le tien ?

-D'Australie. L'expédition de Deirdre Chapman en 1987. On le trouve sur une autre tablette aussi...

Tout en parlant, elle faisait défiler ses propres textes :

-Voilà. Celui-ci vient de l'Antarctique.

-Tu plaisantes ?

-Écoute, tu peux tout vérifier si le cœur t'en dit.

Se tournant vers elle, l'archéologue vit qu'elle s'était un peu renfrognée et comprit que les doutes qu'il avait émis l'avaient froissée.

-C'est bon, je te crois. C'est juste que c'est...

-Complètement invraisemblable. Oui, ça, je le sais. D'ailleurs, j'ai moi-même du mal à le croire, dit-elle en souriant pour excuser sa réaction.

-Et c'est quoi, ce mot ?

-Eh bien, si le linguiste principal de l'institut a raison, c'est un nom propre : il ne change jamais et lui paraît trop long pour être une préposition ou un terme de ce type. Tiens, voilà la retranscription en caractères latins selon Dee. Ne me demande pas de la prononcer.

Elle sélectionna un mot puis augmenta la taille de sa police pour que chacun pût le déchiffrer. Quelques-uns essayèrent de prononcer le groupe de lettres puis la conversation reprit de plus belle. Quand la nuit commença à tomber, tous s'activèrent pour ranger le matériel tandis que Pierre Leduc et Mélissa entraînaient Catherine vers la pierre.

-Ce n'est peut-être rien mais je crois que cela va t'intéresser. Certains signes apparaissent mal sous une lumière directe mais tu devrais les voir en inclinant la torche... Voilà.

C'étaient des traits et des points formant de petits signes autour de certaines lettres.

-On dirait des signes diacritiques...

-Oui, ou des symboles quelconques. Un changement de prononciation, tu crois ?

Catherine soupira :

-Trop de questions, pas assez de réponses.

-Allez, ne te décourage pas, Rome ne s'est pas faite en un jour.

-Je le sais bien, mais ça... Je ne sais pas. Ça pourrait être n'importe quoi. Même des marques faites par des instruments durant la taille.

-Dis-donc, jeune fille, sais-tu à qui tu parles ? Je grattais déjà la terre alors que ton père jouait encore au cerceau. Si je te les montre, c'est parce que c'est important. Je t'en foutrais, moi, des marques de taille ! Ah, les jeunes de maintenant !


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