Fragments d'Innsmouth 8 (23)

 

Elle rentra chez son père tandis que la nuit envahissait la vallée. Ici, le crépuscule avait lieu en deux temps : d'un coup, le soleil se cachait derrière les hauteurs et c'était alors le règne d'une sorte de pénombre qui augmentait peu à peu. En fait, il faisait sombre bien avant que le soleil ne fut vraiment couché car il était caché par les montagnes avant d’avoir atteint ce qui aurait constitué la ligne d'horizon dans une plaine.

Comme elle garait sa voiture, elle vit la lampe du porche s'allumer et la porte de la maison s'ouvrir. Un sourire attendri s'attarda sur ses lèvres tandis qu'elle rassemblait ses affaires qu'elle avait posées sur le siège passager et son sourire s'attarda quand elle entendit sa portière s’entrebâiller.

-Papa.

Bruno Morert se pencha vers elle pour l'embrasser.

Ils se retrouvèrent dans la cuisine où une sauce bolognaise mijotait sur le feu. Catherine se sentit saliver quand elle s'aperçut que son père avait préparé des nouilles fraîches pour l'accompagner. Elle vit à son expression combien son soudain appétit lui faisait plaisir.

-C'est dans des moments comme celui-ci que je me rends compte à quel point tu me manques, papa.

-Qu'il devait être doux, le temps où un pater familias était respecté de ses enfants, maugréa Bruno.

Durant le repas, elle lui raconta sa journée et, dès que la vaisselle fut terminée, elle lui montra les clichés de la pierre que Mélissa avait enregistrés sur sa clef.

-Enterrée durant la période celtique ? Pourquoi ont-ils fait ça ?

-Pas la moindre idée. L'équipe non plus, d’ailleurs.

-Tu devrais peut-être montrer tout ça à ton grand-père. Je suis sûr que ça le passionnerait.

-Et il y a encore autre chose : figure-toi que c'est de la roche volcanique !

-Ici ? Mazette, ils ont dû s'amuser pour la transporter. Vue sa taille, ça n'a pas dû être une partie de plaisir ! Savent-ils d'où elle provient exactement ?

-Non. Ils n'ont pas de vrai géologue sur place mais des échantillons ont été envoyés à un laboratoire. Tiens... Tu vois là, l'angle brisé ? Apparemment, ça a été fait à l'époque où on a enterré la... chose. En tout cas, ils ont retrouvé le morceau et c'est celui-ci qui est parti pour analyses.

-Reviens un peu en arrière... non, pas celle-ci, le deuxième gros-plan. Oui, voilà.

Catherine observa son père, prenant bien soin de ne pas émettre le moindre son. Il avait froncé les sourcils et entrouvert la bouche. Elle connaissait bien ce regard, celui qu'il prenait lorsqu'il réfléchissait. Elle faillit trépigner d'impatience mais se retint. Quelque chose lui avait-il échappé ?

-J'ai déjà vu cette écriture.

-Oui, tu as sans doute vue les photos des stèles sur lesquelles je travaillais.

-Non, ce n'est pas ça. Je l'ai vue avant.

-Avant ?

-Quand j’étais jeune. Dans les livres de papa.

-Tu veux dire de papy ?

-Eh bien, étant donné qu'il est mon père, la probabilité qu'il soit ton grand-père est proche de 1, je crois.

-Papa, s'il te plaît !

Son père lui lança un regard amusé avant de reprendre :

-Je ne te garantis rien, mais je suis presque sûr de moi. Écoute, envoie-lui l'image et appelle-le. Il n'est que dix heures et, les connaissant, ils doivent être en train de lire dans le salon.

Après s'être connectée au réseau de la maison, elle envoya le cliché et, sans plus attendre, appela son grand-père. Après un bref échange, il lui dit que le message était arrivé à bon port et lui demanda de patienter tandis qu'il examinait la pièce jointe.

-Tu diras à mon fils qu'il a une sacré mémoire. Tu lui diras aussi qu'il est privé de dessert pour avoir fouillé dans mes affaires. Le livre qu'il a vu est rarissime.

-Et c'est ?

- « Eonibus Liber » de Stephanos Vitreus, autrement dit le Livre des Éons d’Étienne Verrier. Tu connais ?

-Papy, je t'aime ! Tu l'as encore ?

-Oui, et tu pourras même le lire. Mais, en échange, je veux toute l'histoire.

-Demain ?

-Demain.

-Embrasse mamy de ma part.

-Je n'y manquerai pas, fifille. Tâche quand même de dormir un peu.

-D'accord, papy. À demain.

Son père l'avait réveillée avant de partir travailler mais elle avait bien du mal à garder les yeux ouverts. Toute la nuit, elle avait vu danser devant ses yeux des sarabandes de lettres de cet alphabet inconnu tandis qu'Ishmael protestait bruyamment à chaque fois qu'elle osait déranger son sommeil.

Après l'avoir nourri, elle trouva sur la table un pain frais et croustillant ainsi qu'un pot de confiture de coings dont elle raffolait. Elle était faite par l'une des premières patientes de son père dans le village et celle-ci lui en donnait un pot à chaque fois qu'elle venait le consulter. Catherine rit en se souvenant de sa culpabilité quand, quelques années auparavant, elle avait émis le souhait que Madame Duclot tombât malade afin de regarnir leur étagère.

Ce fut en arrivant à Épinal qu'elle comprit à quel point ses grands-parents lui avaient manqué. Tout s'estompait dans le bruit des grandes villes, jusqu'au souvenir des sentiments, tant la stupeur d'être tant s'abattait sur les habitants ; les liens s'y défaisaient et tout y semblait à la fois facile et vain. Quand elle gara sa voiture et vit le sourire qui illuminait le visage de sa grand-mère tandis qu'elle agitait sa pauvre main déformée par l'arthrite, elle ravala ses larmes et sentit son impatience de se plonger dans ses recherches tomber d'un cran. En un instant, elle se réfugia entre ses bras pour embrasser ses deux joues.

-Mamie...

-Moi aussi, ma douce.

Ils se retrouvèrent tous les trois devant une tasse de café, parlant de tout et de rien, partageant l'instant présent.

Catherine leur parla de sa vie à Paris, des chercheurs de l'institut Hohenheim dont Jeanne connaissait un bon nombre puis de ses recherches. Enfin papy posa devant elle deux grands cahiers sur lesquels elle reconnut son écriture droite et soignée.

-Pas de photocopies ni de traitements de texte, à l'époque. Par contre, j'ai photographié les schémas et les tableaux. Ils sont collés à l'intérieur mais j'ai dû les plier, hélas. La dernière fois que j'ai vu le manuscrit, c'était le jour de ma thèse. Le conservateur de la bibliothèque m'avait autorisé à le produire. Ce bon vieux Meursault...

Avec un soupir de nostalgie, André feuilleta le premier cahier de dessin aux pages couvertes de sa belle écriture.

-Tiens. Voilà.

Et Catherine vit.

-Holà, respire ! Dit son grand-père en caressant sa joue.

Elle reprit ses esprits. C'était bien la même écriture. Elle n'avait nul besoin de consulter ses documents ou d'allumer son ordinateur pour le savoir. C'était bien la même écriture.

-Mon petit doigt me dit que tu vas passer ta journée avec nous. Je me trompe ?

-Non, mamie.

-Bon.

Plus tard, tandis qu'elle aidait sa grand-mère à préparer le repas, Catherine ne pouvait pas s'empêcher d'espérer et de désespérer tour à tour. Ce ne fut qu'en essorant la salade qu'elle cessa de s'écouter pour entendre ce que Jeanne lui disait.

-Comme nous étions jeunes alors... Dimitri était si charmant que ton grand-père nous tournait autour dès que nous discutions. Il avait si peur.

De son index, Catherine effleura une larme sur la joue de mamie. Un peu gênée, celle-ci s'écarta.

-Bref, c'est avec lui que j'ai commencé à chercher des principes actifs dans les onguents de sorcières : un chimiste et une pharmacienne, le duo idéal. Pour ça, en tout cas, et nous avons réussi dans la plupart des cas, mais pas pour celui noté dans le livre d’Étienne Verrier.

-Un instant, mamie, tu veux dire que les onguents de sorcières marchent ?

-Tout dépend de ce que tu entends par « marcher ». La plupart ont des effets ; quant à savoir s'ils permettaient à ces bonnes dames de se rendre au Sabbat, c'est une autre question.

-Quels effets ont-ils ?

-Ce sont avant tout des somnifères mais certains peuvent aussi agir sur la sudation ou le rythme cardiaque. On peut aussi y trouver des substances hallucinogènes en quantité non négligeable : on ne trouve pas que des rosés dans les vertes prairies lorraines.

-Et qu'est-ce qui n’allait pas dans celui d’Étienne Verrier ?

-En fait, il se contentait de dire qu'il fallait mélanger une certaine poudre mentionnée dans un autre livre avec de la graisse pour obtenir de la pommade et s’en badigeonner les aisselles et les parties génitales avant d'opérer un certain rituel. Le problème est que nous n'avons jamais pu trouver l'autre livre, celui qu'il disait avoir lu grâce à John Dee.

-Encore lui ! Il l'a connu ?

-En tout cas, il l'affirme, mais il est possible qu'il se soit vanté. Les auteurs de l'époque aimaient les arguments d'autorité presque autant que nous.


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