Fragments d'Innsmouth 9 (24)

 

À table, la conversation roula autour des manuscrits de sorciers que la fondation Hohenheim recueillait et surtout autour du fond lorrain qu'elle avait constitué.

Le café fut servi dans le salon. Quand chacun fut assis, le grand-père de Catherine raconta le peu de choses dont il se souvenait à propos d’Étienne Verrier.

L'homme était né à Frouard, près de Nancy, vers 1530. Il était issu d'une famille de commerçants, disparue depuis. Il avait fait des études à Louvain puis à Paris, se passionnant pour la géométrie, l'astronomie et les mathématiques tout en acquérant un verni de théologie.

Si l'on en croyait ses écrits, il avait croisé John Dee à Paris, où il avait suivi des cours sur Euclide, puis à Londres, où il avait également fait la connaissance de Gerolamo Cardano, plus connu en France sous le nom de Jérôme Cardan.

On perdait sa trace durant quelques années avant de le retrouver à Nancy, clerc dans le tribunal où sévissait Nicolas Rémy. Il avait d'ailleurs participé à l'épuration de la Lorraine qui avait eu lieu entre 1576 et 1590, période durant laquelle l'illustre chasseur de sorcière aurait condamné environ neuf cents personnes à mort.

Apparemment, ses propres activités avaient entraîné les soupçons de son supérieur et il avait alors pris la fuite, sans doute vers l'Angleterre si l'on en croyait les thèses de chercheurs américains, dont l'un des collègues du professeur Lloyd puisqu'il travaillait lui aussi à l'université Miskatonic, à Arkham, trente ans auparavant du moins. En effet, les œuvres d’Étienne Verrier avaient été traduites en Anglais et avaient connu une fortune certaine bien que discrète outre-Atlantique : elles apparaissaient dans diverses notes faisant partie des archives personnelles de Cotton Mather à la fin du 17ème siècle.

-Quand les a-t-il écrits ?

-Leur rédaction a dû commencer vers 1580, j'imagine. Il a d'abord écrit son « Liber Aeonum » ou Livre des Éons , qu'il nommait « la seule et véritable très sainte Bible ». Selon lui, il a recueilli une tradition orale multi millénaire avant de la retranscrire dans ses ouvrages. Puis est venu son « Verorum Somniorum Tractatus » ou Traité des Rêves Véridiques, dans lequel figure, si on l'en croit, le moyen de réaliser en pratique ce qu'il annonce dans le Livre des Éons. Les deux ont été réunis en un seul volume, imprimé fort discrètement à Bruxelles en 1593. Ah, une chose : d'après les spécialistes en ce genre de choses, ils ont été écrits en Français puis traduits en assez mauvais Latin. Bref, ils ont été aussitôt mis à l'index et tous les exemplaires trouvés par les autorités ont été détruits. Il en reste toutefois quelques-uns, dont un à la bibliothèque du Vatican.

-On peut les consulter ?

-Certes oui, les chercheurs y ont accès. Celui que j'ai recopié était un prêt d'un collectionneur et il était en bon état, ce qui n'était pas le cas de celui que j'ai montré lors de ma thèse.

-Et alors ? De quoi y est-il question ?

-L’auteur y développe une sorte de vision gnostique du monde, mais sans le moindre respect pour la Bible, contrairement aux hérésiarques combattus par Saint Irénée de Lyon. Selon lui, l'univers trouve son origine dans un chaos originel qui rappelle celui d'Hésiode et qu'il nomme Azathoth. Cet Azathoth aurait « émané » des sortes de divinités, les éons, plus ou moins puissants selon leur degré de proximité avec lui. Verrier les nomme collectivement Elohim, en référence à l'Ancien Testament, ouvrage qu'il dit plein de superstition, vide de sens et fallacieux bien que contenant une once de vérité. Selon lui, ces Elohim auraient créé des êtres intelligents dans tous les univers, et ceci afin d'avoir des esclaves efficaces. Toutefois, le plus infime parmi eux – c'est lui qui le dit – un dénommé Adonaï, serait devenu fou en perdant tout contact avec le chaos originel. Ce serait le dieu biblique, coupable d'avoir coupé l'humanité de ses maîtres, ce qui expliquerait le désespoir et la vanité de notre espèce. Comme tu peux le voir, ce n'est rien d'autre qu'une thèse gnostique de plus, si ce n'est qu'elle est peut-être encore plus délirante que la plupart.

-Si j'ai bien compris, c'est là le contenu du Livre des Éons. Qu'en est-il de son traité des songes ?

-Dans ce dernier, il affirme que notre monde est l'éon d'un autre plus pur où les dieux véritables sont encore présents. Il dit également que ce lui-ci serait accessible pour quelques rêveurs capables d'y projeter leur esprit mais qu'il existe des méthodes pour y parvenir pour les gens moins doués.

-C'est ici qu'interviennent les onguents de sorcières, dit Jeanne. Et je dis bien de sorcières. D'après Étienne Verrier, celui qu'un homme fabrique reste sans effet. Il dit que lui-même n'est arrivé à rien mais que la pommade fabriquée par une femme de sa connaissance avec les mêmes ingrédients que lui s'est montrée efficace. Il aurait ainsi pu accéder à cet autre univers et y célébrer le sabbat en compagnie d'autres initiés venus de toute la terre : ils auraient pratiqué ensemble le culte des éons et trouvé le véritable sens de leur existence. Il parle aussi de portes permettant de se projeter physiquement ou mentalement dans ce fameux monde des rêves mais, toujours d'après lui, leur ouverture nécessite des connaissances poussées en géométrie et cela surtout parce qu'il faut, toujours d'après lui, oublier les mensonges infantiles d'Euclide dont les thèses approximatives ne sont valables que dans notre univers limité.

-Un monde des rêves, dis-tu ?

-Écoute, Catherine, ne te laisse pas embarquer dans les thèses fumeuses de ce fat. Ce n'est jamais qu'une théorie aussi loufoque que prétentieuse de plus. Même à son époque, il en existait déjà bien assez pour faire perdre le nord à n'importe qui.


De retour chez son père, Catherine téléchargea l’œuvre de Saint Irénée qu'elle parcourut pour en voir l'articulation. Elle n'en avait lu que quelques passages durant ses études et elle allait devoir l'examiner de plus près puisque l'auteur qu'elle voulait étudier semblait proche des gnostiques. Ceci fait, elle posa sur son lit les photos qu'elle avait imprimées. Elle releva quelques différences dans la forme des lettres mais c'était incontestablement la même écriture. Restait le problème posé par les signes encadrant le texte sur le monument vosgien. Ils ne figuraient que dans les livre de Stephanos Vitreus, le nom de plume d’Étienne Verrier qui, comme beaucoup d'intellectuels de son époque, s'était contenté de latiniser son identité puisque le latin était encore la langue des clercs par excellence.

En lisant le prologue du Liber Aeonibus, elle vit combien il insistait sur l'importance des traditions orales qu'il avait reçues. Sans elles, disait-il, tous les livres consacrés à son sujet d'étude n'étaient que lettres mortes et plusieurs avaient été mal interprétés parce que des érudits les avaient commentés sans les connaître. On trouvait ce type de remarques dans beaucoup de traités de magie et d'alchimie : leur étude était vaine sans l'aide d'un maître dépositaire d'une tradition orale et pratique.

Et si c'était là la clef de tout cet imbroglio ? Après tout, l'écriture n'était apparue que très tardivement et certaines civilisations, comme celle des Celtes, avaient presque toujours refuser de l'employer, y voyant la mort d'une culture qui ne vivait que par le biais d'une transmission orale. Ne pouvait-on pas imaginer une écriture qui, à la manière des runes, n'aurait été employée que très exceptionnellement sur de rares monuments, une écriture réservée aux prêtres et aux savants, les deux étant souvent confondus ? Mais ceci n'expliquait en rien la taille de la zone dans laquelle on la retrouvait : aucune civilisation ne s'était étendue sur tous les continents, y compris le plus froid, avant l'ère moderne, et la nôtre était une mosaïque culturelle et non une unité.

Avec un soupir, elle rangea tous les documents et ne laissa que les cahiers de son grand-père père sur son bureau. Elle ignorait encore trop de choses pour pouvoir formuler des hypothèses valables.

Elle allait rester là, proche à la fois de sa famille et du chantier de fouilles. Après tout, l’examen de ces livres allait lui donner fort à faire et elle pouvait tout aussi bien accomplir cette tâche dans la maison de son père que dans les locaux de l'institut Hohenheim. De plus, elle pourrait aller contempler l'étrange pierre et les éventuelles découvertes des archéologues. En cas de nécessité, il lui suffirait de prendre le TGV pour se rendre à Paris.

Satisfaite de sa résolution, elle prit le prit le premier cahier ainsi que son Gaffiot avant de se rendre sur la terrasse pour y attendre le retour de son père.



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