Fragments d'Innsmouth 18 (41)

 

Une fois dans le train, Catherine posa devant elle son exemplaire imprimé des œuvres de Stephanos Vitreus et y inséra rapidement quelques marque-pages pour signaler les passages où il était question de géométrie. Une fois cette tâche achevée, elle prit la tablette dans laquelle elle avait enregistré des lexiques appropriés car le latin scientifique n'était pas son fort. Avec cet engin, elle disposait de citations d'autres auteurs et pouvait voir comment ils utilisaient certains mots douteux dans leur contexte. De temps à autres, elle levait les yeux de son travail pour regarder le paysage qui défilait devant les fenêtres du train tout en réfléchissant à la carrière d’Étienne Verrier et à l'étrangeté de ses propos. Elle avait du mal à établir un lien entre sa carrière de juriste, ses élucubrations gnostiques , son rôle de clerc et ses recherches mathématiques. Croyait-il ce qu'il écrivait ou n'était-ce là qu'une sorte de blague de potache un peu complexe ? Et puis, où avait-il trouvé tous ces noms étranges aux consonances si diverses, ces thèses semi religieuses empreintes d'une magie exotique, cette langue que nul ne connaissait mais qu'une partie de son propre cerveau avait l'impression de comprendre ?

En faisant le tri parmi ses connaissances à propos de l'auteur, Catherine s'aperçut bien vite qu'elle en savait bien peu et qu'elle allait devoir changer de posture intellectuelle si elle voulait vraiment le comprendre. Quand elle ne le lisait pas avec les yeux d'une chrétienne, elle le jugeait du haut du matérialisme primaire et orgueilleux de ses contemporains. Or, Étienne Verrier appartenait à un monde radicalement différent du sien. Il était le digne représentant de la face obscure d'une culture bien vivante et productive, tout comme John Dee l'avait été à sa façon. Pour ces deux hommes, l'univers était une question à laquelle aucun média n'offrait de réponse simpliste et prémâchée, voire prédigérée. Tous deux avaient refusé d'adhérer aux dogmes de leur époque et avaient cherché dans les sciences occultes un moyen d'échapper à leurs limitations. Peut-être s'étaient-ils sentis trop à l'étroit dans un univers intellectuel qu'ils jugeaient étriqué ? Ou bien... peut-être avaient-ils vraiment trouvé quelque chose ? Après tout, bien des génies avaient cru au chaos originel d'où aurait émergé peu à peu un univers ordonné. La terre n'était-elle pas dite vide et vague dans l’ouverture du livre de la Genèse ? Pour qui croyait en la Révélation, Dieu, qui avait tout créé, avait alors opéré les séparations et les discriminations nécessaires à l'existence de la vie mais ce n'était là que l'une des visions possibles de l'existence, même si c'était la sienne. Que pensait au juste Étienne Verrier, et que savait-il ? Adorait-il ce chaos originel, cet azathoth, ainsi qu'il le nommait ? Ou bien ce principe d'union et de séparation, le yog sothoth ? Ou cette nature qu'il nommait la shub nigurath ? Ou encore ces fameux grands anciens et leurs cohortes de serviteurs ? Ne disait-il pas d'eux qu'ils étaient des dieux ?

Elle-même n'éprouvait nulle passion pour l'ordre et préférait le spectacle d'une nature laissée à elle-même, comme celle qu'elle avait vue dans quelques sites de la vallée de la Mortagne, aux parcs du château de Versailles. À ses yeux, la vie était un équilibre à la fois précaire et solide entre des créatures luttant pour vivre, mais c'était justement cette lutte qui faisait la beauté et le sel de la chose, car il en émergeait un ordre certes difficile à appréhender ou à accepter mais bel et bien nécessaire au fait d'exister. Étienne Verrier, lui, semblait vomir cet ordre et haïr la vie. Pourquoi cela ? Elle l'ignorait. D'où venaient les doctrines qu'il défendait ? Elle n'en savait rien non plus. Comment pouvait-il défendre l'idée que le destin de l'humanité était de servir d'esclaves ou de nourriture à des êtres nébuleux aux pouvoirs démesurés ? Lui-même se voyait-il comme un Giton, un Épictète ou seulement comme un quelconque morceau de viande ? Elle suivait les pas d'un Dieu qui était mort comme un esclave pour la rendre libre. Lui vénérait des dieux qu'il fallait libérer pour redevenir leur esclave.

Comme le train quittait la ville d’Épinal, elle songea à ses grands-parents puis contempla les hauteurs verdoyantes qui l'entouraient ; son regard se perdit enfin dans un coin de ciel bleu cerné par les nuages. Sentant naître au creux de son être la douceur d'un amour qui l'envahissait parfois, elle s'entendit murmurer le « Notre Père » bientôt suivi de « Je vous salue, Marie ». Elle se sourit à elle-même et se laissa porter par l'élan de sa foi, de cette confiance en une promesse qui la portait au quotidien. Le chemin, la lumière et la vie. Sa main droite monta doucement vers le petit crucifix d'argent qui ornait sa poitrine et palpa sa forme à travers le tissu de son chemisier. Elle s'endormit ainsi tandis que ses lèvres murmuraient le mot « maman ».

Quand elle rouvrit les yeux, le train ralentissait à l'approche de son terminus. Soudain très affairée, elle débrancha sa tablette puis la rangea. Elle plaça ensuite ses notes dans une pochette, remettant à plus tard leur classement. Enfin, après avoir jeté à la poubelle les emballages de ce qu'elle avait grignoté, elle passa sa veste et scruta le quai de la gare dans laquelle ils entraient. Quand elle vit son père, elle détailla rapidement sa silhouette et sourit. Il avait taillé sa barbe qui avait repris une allure élégante et sa tenue n'avait plus rien de négligé. Fallait-il voir là l'influence de la propriétaire de la boutique bio qui s'était installée à Chênesay ? Il lui en avait parlé deux fois lors de son séjour précédent. En tout cas, il y avait anguille sous roche.

Quand il la prit dans ses bras, elle sentit un poids quitter ses épaules. Tout en se traitant mentalement de gamine, elle s'abandonna à la joie des retrouvailles. Dès qu'elle eut déposé ses bagages dans le coffre de la voiture, ils décidèrent d'aller boire un café avant de reprendre la route. Cet intermède leur permettrait de profiter d'une fin d'après-midi agréable tout en discutant de la situation.

Sur la place voisine, les terrasses étaient bien occupées et Bruno salua quelques connaissances tandis que sa fille s'asseyait et passait la commande. Il la rejoignit peu après que la serveuse eut déposé leurs consommations sur la table.

-L'inconvénient, quand tu es médecin, c'est que tu connais beaucoup de monde, commença-t-il.

-L'avantage, quand tu es médecin, c'est que tu connais beaucoup de monde, termina-t-elle.

Ils échangèrent un sourire plein de réminiscences. Sans plus tarder, Catherine lui apprit le peu de choses qu'il ignorait quant à sa situation. Quand elle lui raconta son entrevue avec la police, il grimaça.

-Oui, Pierre Leduc a eu le même problème, et les jumeaux de son équipe un autre du même genre. Au cas où tu l'ignorerais, ton chef de chantier est un fasciste, voire un nazi puisqu'il est contre l'avortement. Il a manifesté contre la loi Weil et a continué depuis. Je ne sais pas trop pourquoi parce qu'il se tait dès que le sujet est évoqué. Remarque bien que ma propre position n'a pas l'air de le choquer ou même de le déranger bien qu'elle soit nettement plus nuancée mais pour lui, c'est niet, no, nein. Bref, de là à imaginer que c'est un dangereux membre de l'ultra-droite, il n'y a qu'un pas à franchir, ce que ses interrogateurs ont allègrement fait. Quant à Fedor et Elena, figure-toi qu'ils sont anarchistes ! Et pas de ces aimables révoltés de salon, qui plus est, non, des vrais qui sont en train de retaper un village avec leurs amis pour y vivre selon leurs idéaux. Enfin, tu devais le savoir, non ?

Comme elle acquiesçait de la tête, il reprit :

-Et donc, par voie de conséquence, des voleurs, des assassins et des terroristes.

-Hein ?

-Je charge peut-être un peu la barque mais ils n'ont pas trop apprécié la façon dont on les a traités. Si le but des gendarmes était de les ramener dans le droit chemin, je crois bien que c'est raté.

-Décidément, on jurerait que quelqu'un nous en veut.

-L'argent et la politique faisant très bon ménage, je crois que nous savons tous les deux de qui nous parlons. Si tu voyais la liste de leurs sponsors publiée par la justice américaine, tu serais surprise. Je peux te dire que pas mal des entreprises qui y figurent perdraient beaucoup d'argent s'ils demandaient à leurs sous-traitants asiatiques ou africains d'appliquer les normes que demande Green Eons. En France, les choses se passent beaucoup plus discrètement mais j'imagine qu'ils sont déjà venus en aide à quelques élus dans le besoin. Quant à l'Europe, la puissance qu'y exerce leur lobby n'est un secret pour personne. Ces gaillards ont le vent en poupe et ils le savent.

-Oui, j'ai moi aussi pensé à eux, mais pourquoi ? Un chantier archéologique bien tenu pollue moins qu'un camion, non ?

-Là, je ne peux pas t'aider, je ne vois pas non plus ce qui les énerve tant. Mais bon, j'ai invité les quelques membres de l'équipe de fouille qui sont restés dans le coin à un pique-nique demain. Le temps est annoncé stable et non avons toute la place nécessaire dans le jardin. Étant donnée la tournure des choses, je crois qu'ils comptent tenir une sorte de conseil de guerre. Peut-être pourront-ils nous donner quelques pistes.

Avant de rentrer chez eux, ils rendirent visite à la Vierge du calvaire qu'ils chérissaient tous deux. Ils déposèrent quelques fleurs devant elle, se recueillirent un instant puis prièrent plus formellement au pied de la croix qui la surmontait. Ceci fait, ils rentrèrent chez eux pour préparer le dîner.


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