Fragments d'Innsmouth 19 (42)

 

En fait de conseil de guerre, ce fut bien plutôt une réunion amicale émaillée de conversations professionnelles. Pierre Leduc avait reçu un coup de téléphone qui lui laissait penser que la situation allait être débloquée. De plus, il avait une nouvelle pour l'équipe qui les stimula tous et qui concernait des lieux que les Morert connaissaient bien.

Dans la forêt de Haye, sur les hauteurs de Nancy, des employés de l'Office National des Forêts avaient découvert l'entrée d'une grotte suite à un affaissement de terrain, phénomène relativement courant dans cet endroit où, de temps à autre, des galeries souterraines s'effondraient, occasionnant l'apparition de cratères béants. Ils avaient fait appel à des spéléologues pour examiner la situation et elle s'était avérée plus compliquée que prévu, interrompant au passage des travaux forestiers qui avaient lieu non loin de là. En effet, la grotte débouchait sur un véritable réseau de galeries qui n'aurait guère eu d’intérêt si on n'y avait pas trouvé des signes d'occupation humaine tant ancienne que récente.

Ainsi, l'une des salles contenait un monument semblable à celui que l'équipe avait découvert dans les Vosges tandis qu'une autre contenait des lits de camp et du matériel de camping. On pouvait accéder à cette dernière grâce à une échelle de corde qui aboutissait à une plaque d'égout sans doute volée en ville et amenée ici puis soigneusement camouflée à l'aide d'un tapis de branchages qui y était fixé. Les occupants, qui qu'ils eussent été, avaient pris la précaution de déboucher d'anciennes cheminées d'aération, travail qui réclamait à la fois du temps, des efforts et une certaine compétence. Ceci, joint à la propreté des lieux, avait permis d'écarter l'hypothèse de visites épisodiques d'adolescents en quête d'un lieu où faire la fête.

D'après des collègues du CNRS, le monument était lui aussi constitué d'une roche volcanique qui aurait été d'une grande banalité en Auvergne mais certainement pas en Lorraine. Un autre point ne manqua pas de les intéresser tous et de fasciner Catherine. Sur les cinq inscriptions que comportait la pierre centrale, seulement deux étaient identiques à celles découvertes dans les Vosges, les trois autres comportant quant à elles des signes similaires arrangés de manière différente.

Quand Pierre demanda à la jeune femme si elle voulait se rendre sur place, elle n'hésita guère. Même si la plaie ouverte en elle par la mort de sa mère ne s'était jamais complètement guérie, elle pensait pouvoir retourner pour quelques temps dans la ville où son décès avait eu lieu. À vrai dire, elle éprouvait même une sorte de joie douce-amère à l'idée de revoir des lieux où elles avaient été heureuses ensemble et qu'elle ne faisait que traverser lorsque, une fois par an, elle accompagnait son père pour fleurir la tombe de celle qu'ils aimaient tous deux. Peut-être même pourrait-elle se rendre à Frouard où, même s'il ne restait sans doute pas la moindre trace d’Étienne Verrier, elle pourrait voir quelques uns des chemins qu'il avait parcourus sur cette terre. Il ne restait que quelques traces de lui dans la documentation disponible dans la région, comme le lui avaient dit des connaisseurs des fonds lorrains qui écumaient toutes les archives et ses livres, s'il en avait eu et s'ils existaient encore, se trouvaient sans doute conservés dans des collections privées ou des universités quelque part au Texas ou en Alabama. Toutefois, des idées lui viendraient peut-être en suivant ses maigres traces.

Pierre Leduc décida d'envoyer Marc et Mélissa à Nancy en compagnie de Catherine. Le premier était à présent un archéologue fiable, la seconde était une photographe expérimentée et tous les deux étaient à présent fiancés, ce qui lui semblait être trois bonnes raisons de les faire partir ensemble, d'autant que le chantier vosgien allait devoir être remis en état, tâche qui ne nécessitait pas la présence de tout le personnel.

À son invitation, les deux membres présents du trio qui devait se rendre en Meurthe et Moselle s'éloignèrent du groupe attablé pour prendre leurs dispositions avant leur voyage. Mélissa était en effet retournée dans sa Dordogne natale pour remplir des obligations familiales. Dès qu'ils furent à l'écart, Marc prit la parole :

-Si ma question te paraît saugrenue, je te prie par avance de m'en excuser. Est-ce que le nom de Dylath-Leen te dit quelque chose ?

Stupéfaite, Catherine se tourna vers Marc pour scruter ses traits.

-Et Ooth Nargaï ?

Incrédule, la jeune fille ne trouvait rien à répondre. Voyant sa réaction, son ami eut un rire joyeux tout en levant sa main gauche en un geste de victoire.

-Je le savais, que ce n'était pas juste des rêves ! J'en étais sûr ! Alors c'est bien toi, le capitaine du bateau blanc ! C'est vraiment toi !

-Mais, comment le sais-tu ? Je ne t'ai jamais vu là-bas !

-Et moi, je t'ai juste aperçue. Je faisais partie de la foule quand ton navire a appareillé il y a deux nuits. J'ai demandé à mon voisin qui tu étais et il m'a regardé comme un demeuré avant de consentir à ma l'expliquer. Il m'a parlé du bateau et des légendes qui l'entourent, de Lionnois, de tes aventures en compagnie d'un chat et d'un dénommé Kyrie mais aussi toutes les rumeurs fantastiques qui courent sur vous. J'étais si surpris que j'ai dû courir pour rattraper la caravane en partance pour Ulthar.

La jeune femme l’entraîna vers la balancelle du jardin où ils prirent place côte à côte.

-Dis-moi tout. Comment as-tu fait pour te trouver là ?

-Je pourrais te poser la même question, tu ne crois pas ?

-Alors laisse-moi te répondre ; ensuite, ce sera ton tour.

En un récit très condensé, elle raconta à Marc son arrivée dans les terres du rêve, ses premiers pas dans ce lieu et évoqua la magnificence des contrées qu'elle avait visitées, l'étrangeté des spectacles auxquels elle avait assistés, la violence des épreuves qu'elle avait traversées et surtout lui parla de la bonté de ses amis qui restaient auprès d'elle malgré le sourd danger qui semblait l'entourer à chaque instant.

Pendant son récit, Marc hocha la tête lorsqu’elle parlait d'endroits qu'il connaissait, demanda quelques précisions d'ordre géographique ou plutôt onirographique et partagea son enthousiasme pour ces contrées si riches de promesses et d'aventures. Quand ce fut à son tour de parler, son regard se perdit dans un massif de fleurs à présent bien dénudé et se fit lointain.

-Voilà. Tout a vraiment commencé pour moi il y a quelques jours. J'étais de garde sur le champ de fouilles. La soirée était très douce malgré quelques gouttes de pluie qui tombaient de temps à autre alors j'ai décidé de prendre ma guitare puis je suis allé m'asseoir sur l'un des autels de pierre qui se trouvent autour du pilier central. Tu vois de quoi je parle ?

Comme elle acquiesçait, il poursuivit :

-Nous n'en avons pas beaucoup parlé depuis mais je repensais souvent à l'exposé que tu nous avais fait sur les signes gravés sur la pierre pentagonale, et surtout à ton hypothèse sur un langage composé non pas de sons articulés mais bel et bien chantés, avec certains symboles indiquant des clés et des signes pour indiquer la hauteur. Depuis quelques temps, j'essayais de jouer la retranscription que tu nous avais communiquée en changeant la note de base et les écarts. Ce soir là, j'ai essayé une nouvelle approche et ça a donné une sorte de musique. Bizarre, sans doute, mais enfin, il y avait quelque chose, un peu comme quand tu regardes un tableau de Zao Wou Ki, si tu vois ce que je veux dire. J'ai joué le morceau trois ou quatre fois avec quelques variantes et puis je me suis endormi. Et là, je me suis retrouvé devant un escalier de pierre au milieu d'une lande désolée et cet escalier semblait s'enfoncer vers le centre de la terre. Si tu as déjà discuté avec des rêveurs, là-bas, tu dois deviner la suite, non ?

-Raconte-la moi, s'il te plaît.

-Et bien, l'escalier se termine dans une sorte de forêt composée pour une bonne moitié d'immenses champignons d'où pendent des rubans de lichens aux couleurs variées. Pour le reste, ce sont des fougères titanesques. Si tu suis le cours de la première rivière que tu croises, tu parviens à un village qui en a vu bien d'autres. Y trouver des rêveurs est facile et il suffit de leur demander conseil. Par exemple, si tu veux revenir à l'endroit où tu étais quand ton réveil a sonné, il faut y déposer un cristal de roche avec lequel tu t'es coupé : un peu de sang suffit mais il est indispensable. Sinon, je ne vois pas bien l’intérêt de te décrire des lieux que tu connais mieux que moi.

-Nous en parlerons à l'occasion. Tu es le premier voyageur du rêve que je rencontre dans la vraie vie à l'exception d'Ishmael, mais on ne peut pas dire que mon chat soit très bavard.

Ils devisèrent ainsi un long moment, échangeant des impressions, se racontant des souvenirs. Tous deux avaient souvent entendu parler d’Étienne Verrier, le sorcier français sur lequel couraient d'étranges histoires. Il était loin d'être le seul adorateur des Grands Anciens de sinistre mémoire dans les contrées du rêve mais son absence d'humanité et son orgueil joints à sa folle témérité en avaient fait une sorte de croque-mitaine dans plusieurs villes pourtant fort éloignées les unes des autres.

Quand ils en revinrent au moyen qu'utilisait Marc pour voyager, il lui apprit qu'entendre la musique ne suffisait pas : il fallait la jouer soi-même ou la chanter. Quant à Catherine, il leur paraissait probable qu'elle voyageait grâce à son ami à quatre pattes qui avait fait une apparition si providentielle dans sa vie et ne vieillissait que très lentement puisqu'il ne semblait avoir qu'un ou deux ans, si on s'en tenait à son apparence.

Marc avait, dès le premier soir, joué l'air qui se trouvait inscrit sur le côté de la pierre parallèle au sommet de la couche sur laquelle il était assis. Les autres, très différents musicalement, avaient-ils le même effet ? Mystère... Lui-même avouait qu'il avait eu beaucoup de chance et qu'il avait eu peur de tenter d'autres expériences, ce qui était aussi compréhensible que sage. Comme lui, Catherine pensait qu'il n'existait aucune raison logique pour penser qu'un air différent aurait le même résultat. S'il permettait de voyager dans l'inconnu, vers quelle destination pouvait-il envoyer le voyageur ? Toute la question était là, et il était impossible d'y répondre tant que le sens réel des textes leur restait inconnu. Pour le moment, ils étaient dans la position du touriste qui entend les gens parler autour de lui et qui peut essayer de répéter ce qu'il entend mais qui n'a pas la moindre idée du sens des sons qu'il émet ainsi.

Bref, ils avaient toujours plus de questions que de réponses malgré leurs progrès spectaculaires. Si la tentation de se livrer à de nouvelles expériences était grande, le risque était trop important pour être négligé, aussi décidèrent-ils de ne pas tenter le diable. Survint alors une autre question tout aussi épineuse : fallait-il en parler et si oui, à qui ? Qui croirait à de telles histoires, sinon des gens qu'un tel savoir allait mettre en danger ? En effet, leur découverte ouvrait sur un univers très peu compatible avec le matérialisme rassurant dans lequel la civilisation occidentale baignait. Au mieux, on allait se moquer d'eux et le fruit de leurs recherches ne pourrait être publié que dans des magazines à sensation et les lieux les moins recommandables de la toile. Ils pourraient alors dire adieu à leurs amis, à certains de leurs proches, à leurs collègues, à leurs carrières et à leur avenir. Cerise sur le gâteau, un nombre sans doute non négligeable des membres des forums amateurs de ce genre de choses allait sans doute tester leurs découvertes... Comme eux-mêmes ne comprenaient pas les causes et les conséquences de ce qu'ils faisaient, mesurer l'effet de telles tentatives était impossible.

Quant à enterrer le tout et oublier ce qui s'était produit, cela leur était tout simplement impossible. Alors que faire ? Continuer à chercher, publier ce qui pouvait l'être sans risque et laisser du temps au temps : telle fut leur décision. Était-elle sage ou stupide ? Ils l'ignoraient mais avaient besoin de réfléchir avant de s'exposer à des risques qu'ils ne mesuraient pas.

Quand ils mirent fin à leur conversation, la sensation de bonheur partagé qu'ils avaient pu ressentir en parlant de leurs périples dans les contrées du rêve s'était entièrement évanouie. Ils se sentaient dépositaires d'un lourd secret et se voyaient totalement dépassés par une situation à laquelle rien ne les avait préparés. Combien de temps pourraient-ils tenir ?


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