Fragments d'Innsmouth 20 (43)

 

Trois jours plus tard, vers quatorze heures, Catherine arpentait les rues du vieux Villers en compagnie de Marc et Mélissa. Il y avait peu de passants à cette heure dans ce lieu essentiellement résidentiel où la circulation était assez rare. La photographe attendait le bon moment pour capturer l'image d'une statuette de la Vierge à l'Enfant qui ornait la façade d'une maison ; quand Catherine la lui avait montrée la veille, elle lui avait prêté assez peu d'attention jusqu'à ce qu'elle vît comment la lumière jouait sur ses formes ; le matin venu, elle avait insisté pour revenir à cet endroit à l'heure de son choix.

Catherine avait été soulagée d'apprendre que Marc avait tout dit à sa fiancée à propos de ses séjours dans les contrées du rêve depuis longtemps, qu'elle avait elle-même essayé de s'y rendre avec succès et qu'ils s'y étaient retrouvés. Qu'il eût partagé ses soupçons puis ses certitudes à propos de Catherine avec sa promise n'était guère surprenant car, sans être bavard, le jeune archéologue ne semblait pas appartenir à la catégorie des hommes capables de cacher des faits aussi importants à celle qui partageait sa vie avec lui. Au moins, ils pouvaient à présent discuter librement et ce troisième regard s'était déjà avéré précieux.

Ils logeaient tous les trois dans la localité où ils disposaient de chambres d'hôtes appartenant à des amis de Bruno Morert dont Catherine se souvenait assez peu, tout ce qui précédait la mort de sa mère s'étant estompé dans sa mémoire. Par un coup du sort, les employés de l'ONF qu'ils auraient dû rencontrer la veille avaient été victimes d'un accident de voiture et ils trompaient leur attente en visitant l'endroit et surtout ses parcs bien aménagés, profitant du climat très doux pour un mois d'octobre.

Enfin Mélissa se montra satisfaite des clichés qu'elle avait pris et tous trois prirent un autobus à destination du centre-ville de Nancy. Comme ses compagnons voulaient faire quelques courses, Catherine leur donna rendez-vous dans un bar en fin d'après-midi et partit seule arpenter des rues dont elle ne se souvenait que vaguement. Comme par hasard, ce pèlerinage improvisé se transforma bien vite en une visite des librairies.

La demi de quatre heures venait de sonner quand elle arriva devant la devanture d'un bouquiniste qui retint son attention. Au milieu d'ouvrages consacrés essentiellement à la région, elle remarqua quelques traités de magie et d'alchimie dont elle avait noté les titres durant ses recherches. Quand elle entra dans la boutique, le propriétaire, qui était en pleine conversation téléphonique, lui sourit en lui désignant les rayonnages d'un geste large puis poursuivit son appel.

-Puis-je vous être utile ?

Elle releva les yeux de la page qu'elle voyait à peine en poussant un petit cri de stupeur.

-Pardon, je ne cherchais nullement à vous surprendre !

-C'est moi qui suis désolée. J'étais...

-Perdue dans vos pensées, je crois, dit l'homme en souriant. Peut-être puis-je vous aider à trouver un livre qui vous intéressera davantage.

Elle lui expliqua succinctement le genre de livres qu'elle recherchait et, de fil en aiguille, ils en vinrent au monument vosgien puisque l'homme avait suivi l'affaire d'assez près sur la toile via les reportages d'un blogueur fasciné par l'étrange et le paranormal.

-J'ai eu en main une copie manuscrite d'un ouvrage de Vitreus. Ils sont assez rares mais pas introuvables. Fut un temps où il était d'usage pour les mages de ne travailler qu'avec des livres écrits de leur propre main, voyez-vous.

-Oui, j'ai connaissance de cette coutume. C'est une vraie bénédiction dans mon métier, même si je ne me destinais pas du tout à cette branche particulière. Monsieur ?

Ce fut au tour du bouquiniste de sursauter en voyant s'arrêter le train de ses pensées. Sans hâte, il se dirigea vers l'arrière-boutique et en revint avec une grosse enveloppe de papier-bulle qu'il posa sur son bureau pour en tirer ce qui ressemblait à un livre de poche à couverture rigide d'un format courant jusqu'au début du vingtième siècle.

-Voilà, dit-il en en tournant les pages. Regardez.

Il lui montrait une illustration que Catherine détailla avec attention. On y voyait une sorte de pyramide tronquée à quatre faces dont le sommet était occupée par un chapiteau de forme pentagonale couvert d'une écriture étrange impossible à identifier. À l'exception de sa base trop large et du nombre de faces, la pyramide ressemblait à s'y méprendre à la colonne trouvée dans les Vosges.

-Que pouvez-vous me dire sur ce livre ?

-Son titre est « Visitez la Lorraine avec Wolfram von Juntz : un voyage au pays des cultes innomables ». Notez bien ce nom car on attribue en général le « Von Unausspreschlichen Kulten » à l'ésotériste Friedrich-Wilhelm von Juntz. C'est le seul livre dans lequel j'ai trouvé ce prénom. Erreur ou rectification d'une faute ? Je ne sais. Toujours est-il que le préfacier anonyme clame que Friedrich-Wilhelm s'est contenté de publier le livre écrit par l'un de ses ancêtres en l'amendant. Selon le vendeur, ce petit livre aurait appartenu à Stanislas de Guaïta, ce qui n'aurait rien d'étonnant.

-Combien en veut-il ?

-Oh, je n'essayais pas de vous faire l'article. En fait, un très bon client a déjà pris une option sur ce livre puisqu'il fait partie de la liste des ouvrages que je recherche pour son compte. Je ne suis ici qu'un intermédiaire, ce qui m'arrive parfois.

-Naturellement, les deux parties souhaitent rester discrètes ?

-Ni envers moi, ni envers le fisc, je vous rassure. Je suis un commerçant, pas un trafiquant.

-Je n'en doute pas. Et j'imagine que l'acheteur ne le vendrait pas à son tour ? La fondation Ohenheim serai peut-être intéressée.

-Non, vous m'en voyez désolé. D'une part, c'est un collectionneur. D'autre part, il a assez de moyens pour ne pas avoir de besoins.

Voyant la mine déçue de la jeune femme, il lui fit la proposition suivante :

-Je vais l'appeler. Il ne m'en voudra pas de vous l'avoir montré ; à vrai dire, l'idée de vous avoir soufflé l'ouvrage sous le nez va le ravir. Par contre, il m'autorisera sans doute à vous le faire lire ici.

-S'il vous plaît, oui !

L'homme consulta un calepin puis composa un numéro sur son téléphone tandis que Catherine s'éloignait de quelques pas. Après un échange assez bref, il la rappela :

-Vous avez fait son jour, si vous voulez bien me pardonner cette expression un peu hollywoodienne. Vous pouvez vous installer là, dit-il en lui désignant une chaise. Je ferme dans une heure.

La jeune philologue envoya un texto à ses amis, coupa son portable et s'assit, entièrement concentrée sur sa tâche. Comme elle le leur dit un peu plus tard, le style allusif de l'auteur l'avait mise mal à l'aise. Sa première impulsion avait été de voir en lui un poseur jouant les grands initiés comme il en existait tant dans la littérature dite occulte mais elle avait bien vite révisé son jugement. La femme – car elle pensait que c'en était une pour bien des raisons – connaissait sans le moindre doute le latin, le grec, l’hébreu et l'allemand. La fille d'un pasteur, peut-être ? En tout cas, elle était mosellane et ne vouait aucun amour particulier à l'ouest de la Lorraine. Chose rarissime, elle avait lu von Juntz et disposait d'un exemplaire de son ouvrage qu'elle citait abondamment. Enfin, elle était terrifiée par « les sectateurs du dieu à venir qui hantent les rêves des hommes pour y tisser leurs maléfices ». La formule avait tant frappé l'imagination de Catherine qu'elle resta gravée dans sa mémoire.

Elle décrivait un culte pratiqué en Lorraine par quelques initiés entièrement dévoués à une cause qui restait énigmatique, faisant des parallèles avec un autre que l'auteur allemand avait découvert dans l'est de l'Europe. Le plus curieux était que ses membres ne faisaient rien de monstrueux ni même de scandaleux, y compris pour l'époque à laquelle vivait l'écrivain lorrain. Rien de pervers ou de criminel, aucune promiscuité sexuelle, aucun sacrifice animal ou humain. Ils se réunissaient dans des lieux retirés auprès de monuments étranges, jouaient de la musique et chantaient de bizarres mélopées puis dormaient, tout simplement. Même leurs croyances paraissaient relativement proches de celles de quelques mystiques plus ou moins hérésiarques des grandes religions monothéistes que la narratrice connaissait mais elles en étaient, selon elle, une abominable caricature car « ils s'adorent et se vénèrent en leur humanité, ne se connaissant ni faute ni péché, ne voulant qu'être encore et encore et pour cela devenir ce qu'ils nomment un dieu absurde et vain... ». Le sombre dégoût qui habitait cette femme était presque palpable et Catherine le partageait, au contraire de ses amis qui, quand elle leur fit part de ses découvertes, ne virent là qu'un divertissement philosophique et une ébauche des aspirations de leurs contemporains que la science permettrait peut-être de réaliser un jour. L'idée d'une humanité entièrement unie par une même volonté pour accomplir un but commun n'était-elle pas l'assurance d'une paix perpétuelle sans classes sociales, sans préjugés, sans différenciations aussi stupides que dangereuses ? Un tel but n'était-il pas louable ?

Non, répondait Catherine en expliquant que le premier commandement préservait l'homme de sa propre folie, de l'orgueil qui le rendait étranger à la création dont il n'était qu'une partie certes splendide mais aussi misérable quand elle voulait régner. Le château de l'âme, disait-elle, n’était qu'une prison pour qui voulait en être le roi.

Oui, répondaient-ils en disant que les religions étaient responsables de milliers de crimes et que seul l'humanisme éclairé et bienveillant des sociétés modernes avait permis de tempérer leurs excès, voire d'y mettre fin. C'était la science qui allait sauver le genre humain si ce dernier apprenait à assumer ses responsabilités face à une nature maltraitée.

Comment une religion pouvait-elle avoir quelque responsabilité que ce fut, arguait Catherine ? Comme tous les autres mots, ce n'était qu'un étiquette utilisée pour désigner quelque chose. C'était l'être humain qui pillait, dévastait, tuait, qu'il fût religieux ou athée, de droite ou de gauche. La plus grande vertu de la science, pour nos semblables, était qu'elle rendait les crimes efficaces, systématiques et rationnels tout en leur offrant des justifications en apparence sensées.

Comment pouvait-elle parler ainsi ? La culture pour tous, la médecine moderne, les routes, les avions, les ordinateurs, le retraitement des déchets, l'école obligatoire, tout ceci ne prouvait-il pas que, laissé à lui-même, l'être humain bâtissait un monde meilleur, allant jusqu'à prolonger la vie et, un jour, peut-être, devenir immortel ?

Immortel pourquoi, au juste ? Leur vie n'était-elle pas suffisamment vide de sens ? Ne voyaient-ils pas que tout n'était que vanité et qu'une longue vie permettait seulement d'accumuler davantage de néant ?

Ils en restèrent là et Catherine salua ses amis avant d'aller se coucher. Comme elle s'éloignait, Marc parla à Mélissa des troubles qu'elle avait connus après le décès de sa mère et de ses problèmes de santé au collège, les attribuant à un processus de deuil inachevé. Tous deux convinrent qu'elle devait avoir beaucoup souffert et qu'elle avait sans doute besoin d'une assistance psychologique. Tandis qu'ils évoquaient des articles qu'ils avaient lus et des émissions qu'ils avaient regardées sur ce type de sujets, Catherine, elle, s'asseyait devant une icône représentant la Sainte Trinité.

Tandis que des larmes coulaient doucement sur ses joues, elle pensait à ses deux amis et murmurait doucement :

« Seigneur, prends pitié de nous ; Christ, prends pitié de nous... »


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