Fragments d'Innsmouth 21 (44)

 

Vêtus de tenues appropriées et portant des casques de chantier, les trois envoyés du professeur Leduc suivaient les employés de l'ONF qui les guidaient vers l'entrée des grottes qu'ils étaient venus visiter sous la petite pluie qui n'avait pas cessé de tomber depuis leur lever, à six heures du matin. Il était neuf heures et demi et, depuis leur entrée dans la forêt de Haye, ils n'avaient croisé que quelques coureurs souvent accompagnés de leur chien.

Ils avaient abandonné les voitures sur une voie carrossable puis avaient suivi une percée dans la végétation où on voyait ça et là des ornières remplies d'eau laissées par de gros véhicules, sans doute utilisés par des bûcherons. Au bout d'environ cinq minutes, ils parvinrent à un affaissement de terrain au fond duquel débutait une sorte de tunnel bien étayé qu'ils découvrirent quand l'un de leurs compagnons eut ouvert une porte faite de lattes de bois de bois soigneusement cadenassée.

-Voilà, nous y sommes, dit l'un de leur autre guide. Allumez vos lampes.

Tandis qu'ils obéissaient, l'homme poursuivit son discours :

-Soyez sans crainte, tout est solide à l'intérieur. Les tenues, c'est à cause du règlement. Les grottes et les tunnels ont été entretenus par quelqu'un qui connaissait son affaire.

-Quel genre de personne, vous en avez une idée ?

-Oh, d'après la simplicité et la solidité des structures, je dirais un sapeur du génie militaire, du genre « droit au but et pas d'histoire ».

Comme le leur avaient dit leurs guides, les lieux étaient spacieux, propres et les couloirs étaient assez larges pour que deux personnes pussent s'y croiser sans trop se gêner. Bien qu'irrégulier, le sol était très stable ; sur quelques parois, on voyait des traces de l'effondrement du terrain qui avait ouvert une entrée vers ces lieux mais tout le reste semblait avoir tenu bon.

La salle contenant des lits de camp et du matériel de camping était d'un propreté méticuleuse et contenait même un coin cuisine.

-Des réchauds à alcool, comme vous le voyez, donc pas de fumée. On pourrait habiter là à condition d'être bien habillé. Le seul vrai problème, c'est l'eau.

-Y a-t-il des sources, dans le coin ?

-Non, pas vraiment, pas tout près. Dans le sol, je ne dis pas, mais rien de facile d'accès, et surtout rien dans les tunnels que les spéléologues ont visités.

À quelques pas de là, ils découvrirent la grotte qui constituait leur but véritable et un frisson les parcourut en parvenant à un seuil marqué par de lourdes tentures noires qui avaient été tirées et fixées sur les côtés au moyen de cordons. Une odeur étrange vint effleurer les narines de Catherine tandis qu'ils approchaient de la salle, une senteur qu'elle n'associait ni aux grottes, ni aux forêts mais... à la mer.

Devant elle, les employés de l'ONF se figèrent sur place, visiblement stupéfaits. Comme ils ne bougeaient plus et qu'elle était plus petite qu'eux, elle les contourna pour voir ce qui avait retenu leur attention, imitée en cela par Mélissa. Quant à Marc, il lui suffit de se pencher un peu pour pour voir sous l'obstacle que présentait le haut des tentures.

Les faisceaux des torches n'éclairaient qu'une partie de la pièce et s'étaient fixés sur une sorte d'autel de pierre dont la forme était familière aux chercheurs puisqu'il était presque identique à ceux trouvés dans les Vosges ; on devinait d'ailleurs la silhouette du sommet du pilier central un peu plus haut. L'autel, lui, était visiblement trempé et couvert de sortes de cordelettes irrégulières et sombres, visqueuses d'apparence et dont Catherine aurait pu jurer que c'étaient des algues. Quand le faisceau d'une lampe se braqua sur l'espèce de pyramide à quatre faces et surtout sur la pierre pentagonale qui le surmontait, tous virent distinctement une sorte de polyèdre en pierre qui s'y trouvait. Soudain, l'objet devint lumineux puis disparut tandis que ce qui semblait être de l'eau s'écoulait le long du pilier. Alors que tous faisaient mine de reculer en se bousculant dans le plus grand désordre, la voix de Catherine s'éleva dans la grotte silencieuse, forte et claire :

-Stop ! Ne bougez pas.

Sans savoir bien pourquoi, tous obéirent.

-Rien de grave n'est arrivé, tout le monde va bien, alors nous n'allons rien déranger et sortir tranquillement. Mélissa, Marc, rejoignez-moi. Messieurs, dit-elle aux deux employés de l'ONF, passez devant nous et guidez-nous vers la sortie.

Une fois dehors, le plus âgé des deux se tourna tout naturellement vers elle.

-Et maintenant ?

-Prenez votre téléphone et rendez compte à qui de droit. Vos employeurs vont sans doute nous envoyer quelqu'un.

Tandis qu'il s'exécutait, son compagnon posa son sac à terre.

-J'ai un thermos de thé et des gobelets, si cela intéresse quelqu'un.

Quand l'autre revint vers eux un peu plus tard, il avait l'air presque hilare :

-Ils ne savaient même pas qu'on était là. Personne n'avait pris la peine d'ouvrir nos mails. En tout cas, la cavalerie arrive.

Tout en dégustant un gobelet de thé bien chaud, chacun semblait prendre soin de ne rien dire à propos de ce qu'ils avaient vu dans la grotte, se contentant de prononcer quelques banalités à propos de la pluie ou du paysage. Ce fut Marc qui revint le premier sur les événements.

-Dis-donc, Catherine, on ne dirait pas quand on te voit, mais je comprends mieux à présent pourquoi certains t'appellent « capitaine », dit-il en prenant un air docile très exagéré.

Tous éclatèrent de rire.

-C'est vrai que ça ne se voit pas, mademoiselle, dit le plus âgé des membres de l'ONF. Vous avez été cheftaine scoute, ou quoi ?

-Quelque chose dans ce genre, en effet.

-En tout cas, vous avez du sang froid et vous pensez vite. Moi, j'étais tellement sidéré et, autant l'avouer, j'avais tellement peur que je me préparais à sortir en courant.

-Oui, on appelle ça l'instinct de survie ; c'est souvent utile mais ça peut aussi être très dangereux, parfois. À présent, si vous êtes d'accord, chacun de nous va dire ce qu'il a vu. Je commence...

Un peu plus tard, dans des locaux anonymes , chacun devait apprendre qu'il n'avait en fait rien vu. Ils avaient tous été trompés par un éclairage insuffisant, quelques reflets bien naturels et des odeurs de champignons. Non, ils ne pouvaient pas revoir les lieux qui avaient été condamnés en raison de fissures indiquant leur fragilité. On les recontacterait en cas de besoin ; jusque là, il valait mieux éviter de parler de ces non-événements si on ne voulait pas voir sa santé mentale mise en cause.

Fallait-il en rire ou en pleurer ? Le gentil flic avec son sourire de connivence, comme s'ils partageaient un secret, le méchant flic avec ses gestes feutrés et ses allusions doucereuses, comme s'ils étaient des coupables en sursis. D'où sortaient-ils, ces deux-là ? De la préfecture, vraiment ? De quel service, alors ? En tout cas, ils avaient enregistré leurs propos, étaient revenus sur chaque détail et leur avaient demandé de tracer des croquis avec un professionnalisme certain.

Ils étaient tranquillement assis autour d'une table dans un café situé sur la place du marché, au centre de Nancy. Un peu abasourdis par leur dure journée, ils parlaient de tout et de rien en se replongeant dans la banalité de la vie quotidienne.

-Bon, moi, je ne vais pas trop tarder. J'ai faim, et puisque j'ai du temps aujourd'hui, je vais aller chercher mes petits à l'école pour leur payer un bon goûter.

Au moment où Stéphane, le plus jeune des deux employés de l'ONF, prononçait ces mots, Catherine s'aperçut qu'elle avait l'estomac dans les talons : elle n'avait rien mangé depuis le petit déjeuner et il était presque quatre heures.

-Dites, commença Gérard, le collègue de Stéphane âgé d'une cinquantaine d'années, si ça vous tente et que vous êtes libres demain après midi, j'aimerais bien vous montrer quelque chose dans la forêt.

Il acquiesça quand Stéphane le regarda d'un air un peu dubitatif.

-Je n'aime pas trop qu'on me prenne pour un con. Si tu ne veux pas venir, je comprendrai.

-Ce sera sans moi. Je ne dirai rien mais...

-T'inquiète, je comprends. J'étais dans ta situation il y a quelques années. Et si j'avais pensé que tu étais une balance, j'aurais attendu que tu sois parti.

Les deux hommes s'estimèrent du regard, se sourirent puis Stéphane s'éloigna après les avoir tous salués.

Gérard reprit :

-Je préfère ne rien vous dire. C'est juste des trucs un peu bizarres dont on parle parfois entre nous. Rien de spectaculaire, vous voyez : juste des détails qui clochent dans le coin où la terre s'est effondrée. Si vous ne remarquez rien, vous aurez fait une belle promenade. Sinon, vous verrez bien ce que vous pourrez en tirer.

-Il faut prendre quelque chose ?

-De bonnes chaussures de marche, des vêtements solides, de l'eau et de la nourriture et aussi quelque chose pour la pluie, au cas où, mais ça devrait aller, demain. C'est juste une randonnée assez facile même si ça grimpe un peu.

Ils convinrent de se retrouver le lendemain à deux heures près de l'endroit où ils avaient laissé leurs voiture durant la matinée puis Gérard jeta un coup d’œil à sa montre, les salua rapidement et s'en alla.

-J'imagine que tu es partie depuis trop longtemps pour pouvoir nous conseiller un endroit où manger un morceau, Catherine ?

Avec un grand sourire, cette dernière se leva puis répondit à Marc :

-Je ne sais pas pour vous mais moi, j'ai une faim de loup. Un sandwich aussi énorme que bon, ça vous tente ? Dans ce cas, direction la place Saint-Epvre. Ce n'est pas trop loin.

Profitant de la douceur de l'après-midi, ils allèrent faire l'emplette d'une collation conséquente qu'ils dévorèrent sur un banc du parc de la Pépinière essuyé au préalable.

Répondant aux questions de Mélissa entre deux bouchées, Catherine leur parla des endroits les plus intéressants à ses yeux de l'ancienne capitale de la Lorraine.

-Mais si, je t'assure, c'était un marécage. Nancy est une ville jeune par rapport aux villages situés sur les hauteurs. Pourtant, certains quartiers ne manquent pas de charme, je l'admets.

Ils bavardèrent ainsi durant quelques temps puis le silence se fit. Après avoir jeté les reliefs de leur repas dans une poubelle voisine, ils prirent une allée qui remontait vers la place Carrière et Catherine leur montra la rue des Écuries où Mélissa prit quelques photos dans les lueurs du couchant. La visite s'acheva sur la place Stanislas qui leur plut beaucoup malgré la pluie qui tombait à nouveau des nuages pourtant clairsemés.

Cette promenade touristique achevée, chacun s'accorda sur le fait qu'il était temps de rentrer pour prendre un peu de repos, sans compter qu'ils allaient encore devoir joindre Pierre Leduc pour lui annoncer les derniers développements de leurs recherches.


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