Fragments d'Innsmouth 22 (45)

 

Le lendemain, après un bref petit-déjeuner, la matinée fut consacrée à la rédaction du début du rapport demandé par leur chef afin de rendre compte de leurs activités, de leurs piètres résultats et aussi de justifier leurs notes de frais auprès de la comptabilité. Ce pensum fut surtout l’œuvre de Marc qui eut l'occasion de prouver sa maîtrise du langage administratif puis des discours neutres nécessaires à de pareils exercices. Il devint le héros de ses deux amies quand il leur montra la liasse de factures qu'il avait pensé à demander, y compris celles qu'elles-mêmes avaient négligées ou égarées ici et là.

Enfin, à l'heure dite, ils retrouvèrent Gérard et ils prirent tous ensemble l'entrée d'un chemin de traverse qui longeait partiellement l'allée où ils avaient laissé leurs voitures la veille avant de bifurquer.

-On va commencer par le plus évident. C'est tout près et la plupart des gens remarque quelque chose, sauf ceux qui ne le veulent pas, bien sûr. Seulement, en général, on se contente de passer sans chercher plus loin. L'endroit est à environ 300 mètres des grottes mais il n'existe aucun chemin pour passer directement de l'un à l'autre, alors il va falloir marcher un peu plus que ça.

Au bout de quelques temps, tous ralentirent comme montait autour d'eux une odeur de putréfaction.

-Ah, vous sentez ? C’est comme ça tout le temps ici et l'odeur ne se déplace pas avec le vent.

-Pardon ? Comment est-ce possible ?

-Ça ne l'est pas, bien sûr. Ah, ça tombe bien, il y a une bouffée d'air et nous avons vent arrière. Vous allez voir.

Au bout d'une vingtaine de mètres, ils ne sentirent plus rien d'anormal. On aurait dit une lumière qui s'éteignait. Ils revinrent sur leurs pas, face au vent, et l'odeur fut soudain là, toujours aussi forte.

-C'est complètement dingue, murmura Marc.

-Vous voulez fouiller pour voir si je n'ai pas planqué un bout de viande pourrie ?

-Non, c'est bon, je suis convaincu. Et vous, les filles ?

-Comment ne pas l'être ? Continuons.

Ils revinrent à l'allée centrale puis Gérard leur fit prendre un sentier qui serpentait en suivant une dénivellation. Comme ils marchaient dans un creux de terrain très dénudé, Mélissa s'arrêta, recula de quelques mètres puis revint vers eux, regardant Gérard d'un air interrogatif. Celui-ci acquiesça de la tête.

-Faites comme moi, dit la jeune femme, et concentrez-vous sur l'air.

-J'ai l'impression d'étouffer, remarqua Catherine.

-Ça s'arrête juste un peu plus loin, en haut de la bosse, dit Gérard.

-Comment l'expliquez-vous ? Qu'est-ce qui fait ça ?

-Je ne sais pas. À vous de me le dire.

Même si le phénomène était moins évident que l'odeur de pourriture, il restait remarquable. Or, rien ne distinguait cet endroit de nombreux autres où ils avaient marché.

-Si ça vous tente, je vais nous faire faire un détour pour visiter un peu la forêt sur l'autre versant. On peut prendre notre temps pour aller au dernier coin que je veux vous montrer. Ça rallonge un peu le chemin mais nous traverserons quelques endroits qui valent le coup d’œil.

-Vendu ! On vous suit.

L'homme s'anima de plus en plus au fur et à mesure de leur progression, pris par la passion de son métier. Il leur montrait des plantes variées, des arbres aux formes saugrenues, des traces d'animaux et jusqu'à des excréments qui signalaient le passage d'un membre de telle ou telle espèce :

-Les sangliers, ce n'est pas dangereux pour un promeneur, à moins de leur chercher noise. La plupart des bêtes sont assez malignes pour nous éviter.

-Il y a des félins ?

-Aucun dans le coin, à part des chats domestiques qui viennent se dégourdir un peu les pattes. La forêt, c'est un peu un parc d'attraction pour ces bestiaux.

-Oui, j'ai vu ça avec Ishmael.

-Ishmael ?

-Mon chat, dans les Vosges. Il ne reste jamais absent bien longtemps mais je l'ai parfois croisé très loin de la maison.

En entendant cela, Marc donna un petit coup de coude à Mélissa et lui sourit. Loin à quel point ? Gérard ne s'en douterait jamais mais beaucoup savaient dans les terres du rêve que le capitaine du bateau blanc avait pour compagnon régulier un jeune félin couleur de feu nommé Ishmael.

Soudain, sa compagne s'arrêta net et regarda autour d'elle, comme pour chercher quelque chose.

-C'est ici. N'est-ce pas, Gérard ?

-Ici quoi ?

-Vous ne remarquez rien ?

Sourire aux lèvres, Gérard les regardait, visiblement content que le phénomène eut été remarqué sans signal préalable.

-Remarquer quoi ?

Sans répondre, Mélissa recula de quelques pas puis revint vers eux pour les dépasser et s'arrêter à une dizaine de mètres. Ils scrutèrent les alentours, en quête d'un indice, mais ne virent rien.

-Faites comme moi et vous saurez.

-C'est la température, avança Marc après avoir tenté l'expérience.

-Ça baisse d'un peu plus d'un degré, affirma Gérard. J'ai un thermomètre, si vous voulez vérifier.

-Je vous crois, mais je sens que ça ne va pas durer. C'est trop...

-Étrange. Oui, je sais, dit Gérard en sortant l'instrument de son sac pour le confier à Marc. Au début, je me suis imaginé que mon collègue voulait me faire marcher, qu'il devait y avoir un courant d'air, je ne sais pas, moi. Mais rien. Il n'y a rien. Même pas de rivière souterraine ou de grotte. Rien.

Comme ils revenaient vers leurs véhicules respectifs, ils se donnèrent rendez-vous dans un bar que Gérard leur indiqua sur la route de Marron. À cette heure, l'endroit serait sans doute presque vide et ils s'y trouveraient à l'aise pour discuter.

Ce fut bien le cas et, après un silence un peu gêné, Catherine prit les choses en main :

-Nous n'avons pas reparlé de ce qui s'est passé hier. Qui croit aux explications de nos amis de la préfecture ?

Nul n'y croyait, bien sûr, mais que croyaient-ils, alors ? Que faisaient des algues sur un autel de pierre au milieu d'une grotte souterraine située dans une forêt lorraine ? Et cette odeur maritime ? Et toute cette eau, peut-être salée ? Comment pouvait-on interpréter ces indices ? Toute tentative d'explication paraissait plus folle que les faits. À vrai dire, on était presque tenté d'accepter les affirmations des deux mystérieux fonctionnaires – de quel service, au juste ?

-Gérard, comme vous avez choisi de nous faire confiance, je vais faire de même. Toutefois, je tiens à vous prévenir : ma thèse est plus folle que tout ce que vous pouvez imaginer et la connaître vous apportera peut-être plus de problèmes que vous ne pourrez en résoudre. Voulez-vous l'entendre ?

-Non. Ce n'est pas que je n'en ai pas envie mais je crois que ça ne me concerne pas vraiment. Je suis tombé dans votre histoire par hasard et je ne fais qu'y passer. À quoi ça me servirait, d'en savoir plus ? Et puis, personne ne pourra me faire dire ce que je j'ignore. Alors non. Mais comme vous me plaisez bien, tous les trois, je vais vous dire ce que je crois avant de m'en aller. Si ça vous intéresse, bien sûr.

Catherine n'hésita pas un instant :

-Dites. Je suis sûre que vous allez m'apprendre bien des choses. J'aurais aimé faire votre connaissance dans de meilleures circonstances.

-Moi aussi, mais les gens, c'est comme les trains : ils ont des rails et vont toujours aux mêmes endroits en passant par les mêmes voies où ils ne croisent que ceux qui leur ressemblent. Pour croiser des gens différents, il n'y a que le hasard ou un accident. Bon, revenons-en à votre histoire. D'abord, une remarque : chaque bizarrerie que je vous ai montrée aujourd’hui est à environ 300 mètres de la grotte. Je sais, fit-il en constatant leur surprise, on ne dirait pas, mais croyez-moi sur parole. En forêt, les distances sont trompeuses et les chemins biscornus. Dans la grotte, une dalle est orientée plein nord. C'est aussi dans cette direction que nous avons senti l'odeur de charogne. Une autre est orientée vers le nord est, ou nord est est ; là, c'est la température. Une troisième, c'est le sud sud ouest et c'est là qu'on étouffe. Moi, j'appelle cet endroit le lieu vide. Il nous reste deux dalles, une ouest nord ouest et l'autre est sud est. Pour celles-là, je ne sais pas à quoi elles correspondent, mais je trouverai. Comme la dalle mouillée était orientée est sud est, j'imagine qu'il me faudra un parapluie ou un maillot de bain. Vous me suivez, jusque là ?

-Parfaitement. Depuis combien de temps savez-vous tout cela ?

-Quand j'ai vu la grotte, j'ai réfléchi devant une carte. Vous savez, j'ai lu tous les Sherlock Holmes quand j'étais jeune et j'en ai gardé l'habitude de bien regarder et de ne pas tripoter les faits pour qu'ils m'arrangent.

-Vous auriez fait un bon scientifique, je crois.

-Non, j'aurais été trop malheureux. Ma vie, c'est la forêt. Mais revenons-en à nos moutons. D'où peuvent bien venir des algues fraîches, de l'eau et l'odeur de la mer ? Eh bien, de la mer. Ne me demandez pas comment mais, comme on dit : « Si ça a l'air d'un canard et que ça fait coin coin, c'est sans doute un canard. » Un morceau de mer est apparu dans cette grotte. C'est ce que je crois. C'est ce que j'ai vu. Le pourquoi et le comment, ça vous regarde. Les hypothèses gratuites, ça n'apporte jamais rien de bon.

Ceci dit, il se renversa sur sa chaise et but quelques gorgées de sa bière. Tandis que Marc et Mélissa essayaient tant bien que mal d'accepter la teneur de ses propos, Gérard fit un clin d’œil à Catherine et lui sourit joyeusement.

-Alors, capitaine, j'ai bon ?

-Oh que oui, matelot. J'ai vu la même chose que vous et j'en ai tiré les mêmes conclusions. Pour l'eau, en tout cas. Pour le reste, je n'ai pas les moyens de vérifier l'orientation des autels mais je vous fais confiance. Je ne vais pas vous faire l'injure de réitérer ma proposition mais je crois que je vais regretter votre décision.

-Moi, je la regrette déjà mais c'est mieux comme ça.

Quand il fut parti, Catherine se rassit devant sa tasse de thé trop infusé et en prit quelques gorgées tout en réfléchissant. Ses deux amis n'y tinrent bientôt plus et ce fut Mélissa qui entreprit de l'interroger :

-Alors, qu'en penses-tu vraiment ?

-Ce que je lui ai dit. Quel sacré bonhomme ! On ne s'en douterait pas en le voyant.

-Là, je suis bien d'accord, mais ne crois-tu pas qu'il a dû boire un peu trop d'alcool ?

-Comment ça ? Il était sobre. Tu l'as vu comme moi.

-Non, je veux dire... son histoire de mer, c'est vraiment délirant, non ? Et pour le reste... Enfin, il doit bien exister une explication plus cohérente, non ?

-D'abord, il n'a rien expliqué, il a relaté des faits. Ces faits, tu les as vus comme lui. Ensuite, si j'ai bien suivi sa pensée, je crois qu'il a raison. L'explication est cohérente mais pas vraisemblable : c'est sans doute pour ça qu'il n'en a rien dit. Il a dû trop parler une fois ou deux et depuis, il se méfie des gens.

-Maintenant, c'est moi qui suis tentée de prendre une bonne cuite !

Un peu plus tard, elle profita d'un passage de Catherine aux toilettes pour adresser quelques mots à Marc :

-Tu sais, ce qu'on disait d'elle, à propos du deuil de sa mère et tout ça ?

-Oui, je m'en souviens.

-C'était n'importe quoi. La vraie différence entre elle et nous, c'est qu'elle sait ce qu'elle croit et surtout ce qu'elle veut. Elle, elle ne se traîne pas dans le monde comme une âme en peine, elle a une boussole.


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