Fragments d'Innsmouth 23 (46)

 

Le soir venu, ils regardèrent le journal télévisé local, comme le professeur Leduc les avait invités à le faire. Ils y virent le dirigeant de Green Eons France en compagnie de la femme qui avait voulu ordonner le lynchage de Catherine à ses troupes quelques temps auparavant. Malgré l'absence de maquillage, la jeune femme l'aurait reconnue entre mille. La dernière déclaration du chef de l'organisation fut que les assurances qu'il avait reçues de la part du gouvernement français quant au sérieux des chercheurs et à leur respect de l’environnement lui avaient semblé satisfaisantes mais que son mouvement resterait vigilant car il était profondément déçu par le manque de conscience écologique dans le pays et très inquiet de la légèreté criminelle de bon nombre de ses habitants.

Ils virent ensuite le professeur Leduc devant le chantier de fouilles qui semblait avoir repris son aspect normal. Lui aussi était satisfait par la tournure qu'avaient pris les événements et il se réjouissait de pouvoir poursuivre son travail afin de révéler au public l'un des sites archéologiques les plus mystérieux qu'il lui eût été donné de voir et de mettre ainsi en valeur l'une des plus magnifiques régions de France.

Cette quête éhontée de financement fut l’objet de commentaires aussi moqueurs que bienveillants de la part des trois amis. Tandis que Marc et Mélissa s'animaient et discutaient afin d'organiser leur retour dans les Vosges, Catherine restait songeuse.

-Ce sera sans moi, déclara-t-elle soudain. En regardant le reportage, j'ai repensé aux nouvelles que j'ai reçues ces derniers temps. Elles ne sont pas bonnes. L'archiviste de la fondation a fait des recherches sur le dénommé von Juntz ; certes, cet occultiste a bel et bien existé mais il lui a été impossible de trouver ses soi-disant « Cultes Innommables », à tel point qu'elle a commencé à douter de leur existence ailleurs que dans les délires des occultistes. Ce serait une sorte de dahu de la littérature comme il en existe tant. Elle a quand même fini par retrouver le livre que j'ai lu chez le bouquiniste et le prend très au sérieux. Selon elle, la seule piste qui me reste est d'essayer de contacter le collectionneur qui l'a acquis, au cas où il en saurait plus que nous.

-Si ce livre existait, il serait inscrit au catalogue des grandes bibliothèques, non ? En plus, il devrait circuler parmi tous les allumés de la toile, tu ne crois pas ?

-C'est ce que je pensais, au début. Mais vois-tu, le monde des collectionneurs est un peu à part, semble-t-il, surtout dans ce domaine. Posséder un livre rare est sans doute plaisant, alors imagine que tu détiennes une œuvre dont tous parlent sans même savoir si elle existe vraiment... Après tout, n'est occulte que ce qui est caché. La connaissance d'un secret n'est-elle pas une sorte de fantasme récurrent dans toute la littérature ? En plus, bien des magiciens, quoi que l'on pense de la réalité de leurs pratiques, croient qu'un secret révélé perd de sa puissance, comme si elle se diluait dans le public. Enfin, il y a aussi la question du danger. Un bouquin vide de contenu n'en présente aucun mais nous sommes bien placés pour savoir que, cette fois-ci, il existe bel et bien un secret à cacher. Qui nous dit que nous sommes les seuls dans ce cas ?

Bien qu'un peu déçus, les autres comprirent sa décision. Eux-mêmes partiraient dès le lendemain matin puisque leur chef avait battu le rappel de ses troupes afin de faire un peu avancer le chantier avant l'hiver et même les possibles grandes pluies automnales qui allaient sans doute interrompre les travaux.

Ce fut donc seule que Catherine prit un bus pour Nancy le lendemain et poussa un peu plus tard la porte du bouquiniste. L'homme la reconnut immédiatement et se leva pour la saluer.

-Je vous attendais. Mon client avait prévu votre visite. Selon lui, à l'endroit où vous êtes, tous les chemins mènent à von Juntz.

-Et il avait raison. Vous a-t-il dit autre chose ?

-Il m'a prié de vous donner sa carte.

Cette dernière était sobre : un simple rectangle couleur crème avec un nom et un numéro de téléphone portable.

                 -« Sylvain Soupire ». Est-ce que ce nom devrait me dire quelque chose ?

-À moins que vous ne vous intéressiez aux technologies de pointe et surtout à la sécurité informatique, je ne crois pas. Ou aux livres de sorcellerie, bien sûr, mais j'ai déjà pu voir que ce n'était pas votre passion.

Ils bavardèrent quelques temps puis l'habile commerçant lui présenta l'un des rares exemplaires d'un livre de son grand-père tiré à compte d'auteur avant de connaître une édition commerciale.

Délestée de quelques dizaines d'euros, Catherine feuilleta le livre avec une certaine émotion car son aïeul avait détruit tous ceux qui lui restaient dans un accès de désespoir avant de regretter son geste. Voici qui lui ferait sans doute très plaisir.

Enfin, elle prit son téléphone et envoya un texto à Sylvain Soupire afin de lui demander l'autorisation de l'appeler à sa convenance. Quelques minutes plus tard, l'appareil sonnait et elle répondit sans tarder. La voix de l'homme était posée et son langage châtié. Si elle était libre pour le déjeuner ? Oui, bien sûr. Si elle pouvait se rendre dans un restaurant situé dans le marché couvert vers douze heures trente ? Oui, également. Le rendez-vous fut donc fixé et Catherine se bénit d'avoir choisi de porter une tenue plus formelle que bien souvent ces derniers temps.

L'homme qui se leva pour l'accueillir avait la peau mate et les cheveux noirs d'un natif du bassin de l'Indus, ce qui contrastait terriblement avec son nom si français. S'il se rendit compte de sa surprise, il n'en montra rien.

-Vous avez devant vous l'un de vos fans les plus assidus, Mademoiselle Morert. Je crois pouvoir me vanter d'avoir lu tout ce que vous avez mis en ligne.

-Vous m'en voyez flattée, d'autant que ce tout est bien loin d'être passionnant.

-Pour ne rien vous cacher, je me suis contenté de survoler la plupart de vos travaux purement linguistiques. Par contre, je peux vous assurer que vos articles sur Dee et Verrier ont passé quelques temps sur ma table de chevet. Votre approche de la fameuse écriture angélique est tout à fait remarquable, voire lumineuse. J'étais sûr que quelqu'un parviendrait un jour à percer ce mystère mais je ne m'attendais pas à apprendre quelque chose en le lisant. Vous avez réussi là un véritable tour de force !

Leur commande passée, ils bavardèrent en dégustant un verre de vin. Catherine constata bien vite que si Sylvain Soupire était un autodidacte, il était aussi un professeur très exigeant avec lui-même. Sa culture n'avait pas l'aspect systématique et standardisé prodigué par les meilleurs établissements mais elle était profonde et riche. Bien sûr, certaines de ses idées auraient fait sourire un pur produit de l'école française mais quant à les attaquer, c'était une autre paire de manches car elles s'appuyaient sur des connaissances et une réflexion qui faisaient défaut à beaucoup.

-C'est mon côté geek, sauf que ma passion, ce n'est pas les mangas. À force de jouer des magiciens enfouis sous les grimoires, j'ai fini par en acquérir quelques uns quand j'en ai eu les moyens, et me voici. Mais, pour en revenir à ce qui nous a réunis, dites-moi donc ce que vous comptez trouver dans l'Unausprechlichen Kulten.

-Un contexte. Étienne Verrier s'adresse à des lecteurs qui ont une culture que je n'ai pas. Ses propos sur les grands anciens et les autres dieux, ainsi qu'il les nomme, sont très lapidaires. Ses allusions à des rites et à des objets particuliers étaient sans doute très parlantes pour une sorcière de son époque mais je n'en suis pas une, même pas dans la nôtre. Pour prendre une image, comprendre le français et comprendre une conversation menée en français entre deux amateurs de football, ce n'est pas la même chose. Vous entendez les mots, vous en connaissez le sens mais à quoi renvoient-ils ? Sans le contexte, vous êtes perdu.

Il souriait en l'écoutant.

-Oui, je vois très bien de quoi vous parlez. Ai-je besoin de vous demander si vous maîtrisez l'Allemand ?

-Je ne suis pas une experte mais je m'en sors plutôt bien.

-Alors tout est dit et nous pouvons changer de sujet de conversation. Vous pourrez venir lire mon exemplaire chez moi. Nous conviendrons des horaires plus tard.

-Vous me faites confiance ? Simplement ? Comme ça ?

-Et bien, pas simplement, ni même comme ça, je l'avoue. En revanche, j'ai confiance en la personne qui a fait des recherches sur vous.

Après tout, c'était de bonne guerre. L'ouvrage devait valoir une véritable fortune, la collection encore davantage et l'homme était simplement prudent.

-Avant de changer de sujet, je voudrais savoir une chose : ce que je cherche, en est-il question dans le livre ?

Le regard de Sylvain Soupire se fit un peu lointain tandis qu'il réfléchissait.

-Oui et non. Les dieux, le culte, on y trouve tout cela mais, comme le titre l'indique, c'est une sorte d'encyclopédie, à la manière d'un dictionnaire des religions. Aucun vécu humain n'est réductible à un discours, même sous la plume d'un poète, ce que l'auteur n'était pas.

-Oui, mon directeur spirituel a une manière amusante de dire cela : ce que nous cherchons dans les livres n'existe pas dans les livres mais seulement dans la réalité tandis que ce que nous cherchons dans la réalité n'existe que dans les livres.

-Vous voulez dire qu'un prêtre pense que le monde est vide de sens ?

-Pour nous, oui.

-Et pour Dieu ?

Ce fut au tour de Catherine de prendre un peu de temps pour réfléchir.

-Je ne suis pas très sûre que le mot « sens » ait un sens aux yeux de Dieu. Après tout, il indique une direction, un endroit vers lequel les choses se dirigent mais une telle idée existe-t-elle dans l'infini ? Il n'est jamais bon de spéculer sur Dieu. Comme les nombres des hommes, le langage des hommes ne renvoie qu'à la bête.

-Puis-je vous faire observer que vous vous êtes contredite ?

-Bien sûr, cela m'arrive souvent ! Dire ce que l'on voit avec les yeux est déjà difficile alors dire ce que l'on perçoit avec... l'âme ? L'esprit ? C'est impossible.

-Vous avez la foi, n'est-ce pas ?

-Si par « foi », vous entendez la certitude que Dieu existe et que le Credo est vrai, alors non, hélas. En revanche, si vous entendez par là ma confiance en le Christ et en sa promesse, ou ma décision d'être fidèle à ma parole, alors oui, je l'ai. Et vous ?

-Si vous entendez par foi ce que vous entendez par foi, alors non. Si vous entendez par foi ce que j'entends par foi, alors oui.

-Et qu'entendez-vous par « foi » ?

L'homme hésita un instant puis, posant ses deux mains bien à plat sur la table, il déclara :

-Ceux qui sont venus des étoiles sont vrais. Ce qu'ils disent est vrai. J'ai vu. Je sais. L’être humain est une infime vermine perdue dans un univers immense. Il n'a pas de sens, pas d'importance, pas d’intérêt. Et pourtant, et pourtant, il peut apprendre à compter dans le destin du monde pourvu qu'il soit prêt à tout donner, à se perdre pour trouver sa vraie place. « L'homme ne sait à quel rang se mettre. Il est visiblement égaré, et tombé de son vrai lieu sans le pouvoir retrouver. Il le cherche partout avec inquiétude et sans succès dans des ténèbres impénétrables. » Vous connaissez ce passage, n'est-ce pas ?

-Les Pensées, de Pascal.

-Oui. Pascal ignorait l'essentiel alors il s'est jeté dans la religion. S'il avait saisi la lampe de la magie comme Étienne Verrier, il aurait vu la vérité et aurait cessé de croire pour savoir.


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